Ce modeste, mais ô combien sincère hommage fut écrit alors que je participais au séminaire « Une pensée de la faim : littérature et engagement au XXème siècle » organisé par le CIPh sous la direction de Ana Kiffer (fin 2011) et que je reprends (légèrement modifié) aujourd’hui à l’occasion de la plus importante et, sans doute, la plus complète rétrospective consacrée à Glauber Rocha, que ce soit au Brésil ou en dehors de ses frontières (« L’Âge de Glauber », au Jeu de Paume à Paris, du 6 novembre au 18 décembre 2012)
Lorsqu’en 1932 apparaît pour la première fois (dans un texte d’Artaud) le mot d’ordre « thésauriser la faim », le sens en fut d’emblée précis: la révolution se doit, certes, de réparer, rectifier, partout et toujours abolir l’injustice, mais sans jamais, et à aucun prix, perdre de vue l’incessante régénération des brasiers, l’indispensable remodelage des socles de l’insurrection, faute de quoi il ne saurait y avoir de vraie vie qui vaille…
Quelque trente ans plus tard, dans « L’esthétique de la faim », Glauber Rocha, plus que jamais à la recherche du « poème comme projet conscient » reprenait, bien que dans un tout autre contexte, à peu de chose près le même message:
« L’interlocuteur étranger cultive la saveur de cette misère, non pas comme symptôme tragique, mais comme donnée formelle à peine, centre d’intérêt, champ d’investigation. La faim latine n’est pas un symptôme alarmant parmi d’autres, c’est le nerf de nos sociétés. C’est bien là que réside la tragique originalité du cinema novo dans le concert du cinéma mondial: dans cette faim qui est la nôtre, dans cette misère qui est nôtre aussi parce que, même ressentie, cette faim n’est pas comprise« , dans la mesure où « Pour l’Européen, c’est un étrange surréalisme tropical. Pour le Brésilien, une honte nationale. »
Il fallut alors inventer un langage et une vision prenant la crue réalité à bras le corps, jetant à la face du monde l’horreur subie et la violence engendrée – seule capable, à la fois en ce qu’elle est comme en ce à quoi elle renvoie, de faire sentir par le son, le mot et l’image la beauté et la force de la culture des niés, spoliés, opprimés et humiliés, d’extraire, d’en dessous le fard des mythes, l’intolérable face de ce vécu proprement invivable. Tout comme l’amour qui en est l’autre versant, mais pas n’importe lequel, pas n’importe comment, car « l’amour que cette violence enchâsse est aussi brutal qu’elle-même, parce qu’il s’agit, non pas d’un amour de contemplation ou complaisance, mais d’un amour d’action et transformation. »
J’ai rencontré Glauber une seule fois, c’était pendant l’hiver ’80 -’81, dans un café près de République où m’avait convié un copain brésilien qui le connaissait bien et, tout autant, l’admiration que je lui portais. Il était à Paris pour le lancement de son dernier film, « A Idade da Terra » (L’Âge de la Terre), d’entre tous le moins « accompli » et le plus beau, peut-être…C’était un homme seul, brisé par l’exil, la saudade, l’incompréhension, et puis la maladie qui devait l’emporter quelques mois plus tard à 42 ans, abandonné de tous, de retour dans un Brésil pas encore affranchi de la dictature militaire…
On a beaucoup filmé, dit, écrit depuis – jamais mieux. Que l’on ait quelque peu oublié Glauber est notre douleur, s’employer à ce que l’on s’en souvienne (et bien plus encore!), notre devoir. Nous tâcherons de ne pas y faillir…
[Nota de mars 2014: dans quelques jours, lorsque je serai, pour la première fois, là où il vit le jour il y a 75 ans – Vitória da Conquista, dans l’état de Bahia – je vous laisse imaginer l’émotion qui sera la mienne…]
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