« Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion. »
(Épictète)
Sans doute Paris est toujours là, et Boulogne, et Caux, et Senlis, et Belle-Île, peut-on toujours mettre les pas dans les traces des pas, ce sont les LEURS qui ne sont plus, et c’est comme s’ils n’avaient jamais été, et le jardin non plus, les chats, l’avenue sous la pluie, les éclats de rire, les ripailles sur la terrasse, les ombres paisibles s’allongeant sans détour sur le silence épaissi, sur tout ce qui est si incommensurablement lointain, oblique, ultérieur, latéral que l’on a envie d’écarter d’un revers de la main ce sphinx inconvenant qui s’obstine à inlassablement poser les questions auxquelles nous n’avons plus envie de répondre…
Car du plus profond, et depuis toujours, tu sus que ce n’est qu’un passage, même si tu ne peux te l’expliquer, même si à toi aussi les mots se dérobent…
Ce n’est pas l’immortalité, l’improbable Paradis, ou les Houris dansant, ou la Réincarnation, ou la poursuite du Rien sous couvert de Tout que le sage à la fleur de lotus jadis convoqua pour abolir avec l’espoir son lancinant contraire…
C’est la conviction, l’absolue certitude, ni justifiée, ni confirmée, simplement là, inébranlable, sans l’appui de subtiles théologies, sans doucereuses consolations susurrées, que rien n’est jamais achevé, ni définitif, que tout est expérience, et recommence, suscitant et accueillant d’autres rives et d’autres départs, les atomes se recomposant inlassablement jusqu’à ce que le maître des infinies routes du temps s’en lasse, ce que tu ne sais ni concevoir, ni accepter…
C’est en sachant que bientôt tu te rejoindras, c’est en entrevoyant ta place sur la roue qu’un jour tous nous parcourrons que pleinement tu es, autant et comme tu l’as toujours été, loin des lignes de fuite et des mirages du devenir…
Il n’y a pas de dernière demeure parce qu’il n’y eut jamais de première: cela au moins, tous ceux qui croisèrent ton chemin le savent…
De ces ondes, de ces intimes vibrations, de cette musique, qu’ils fassent ce que tu fis, à LEUR manière, illumination entre toutes la plus humble, la plus ardue…
QU’ILS SOIENT…
Parting with friends is sadness. The only one.
(São Luis, MA, Brésil, 2000)
« Voilà pourquoi je t’envoie un salut impossible, comme quelqu’un qui fait de vains signes d’une rive à l’autre du fleuve tout en sachant qu’il n’y a pas de rives, vraiment, crois-moi, il n’y a pas de rives, il n’y a que le fleuve, je voudrais te le crier: attention, sache qu’il n’y a que le fleuve!, maintenant je le sais, quels idiots nous étions, à nous préoccuper tellement des rives quand il n’y avait en fait que le fleuve. Mais il est trop tard, à quoi sert-il de te le dire? »
(Antonio Tabucchi)