« Chaque vie, c’est beaucoup de jours, jour après jour. Nous marchons à travers nous-mêmes, rencontrant voleurs, fantômes, géants, vieillards, jeunes gens, épouses, veuves, frères d’amour. Mais toujours nous rencontrant nous-mêmes. »
(James Joyce)
Voix d’enfant, jardin à l’abandon, joie d’oublier — mais qui nous y trouvera ? La rumeur et l’aveu, peuvent-ils comprendre que tu songes à les confondre en une seule et même ombre ? Enquête, oui, sur la dégradation du réel, et sur sa reconquête: rassembler, compléter la mosaïque, le visage entrevu au miroir, proche de qui, rendant son reflet, le convoite malgré tout…
Tu les précèdes avec tes mots, appâts mués en gains, ce qui fut avalant ce qui est… Que leur est-il resté — et à toi ? Rien que des voix qui ne se peuvent dompter, démêler, celle-ci, cette autre, implorant, voici mon histoire, et tu demandes, avec le même entêtement qu’elles mettent à t’écarter: quelle est la vôtre, donc, quelle est la mienne ?
Que tu aies voulu intervenir dans l’Histoire, c’est cela qui n’a pas de sens. Elle ne s’est point arrêtée, elle persévère, tu le sais, comme le soleil du loch, lumière stricte, sans poussière, froide et familière de l’ombre, qui soudain modèle la vallée, miroir sous l’eau qu’aucun pont n’enjambe, aucun chiffre, ni fiel, ni fable…
C’est l’heure : tu ne détournes pas l’obscur, ne franchis pas le seuil, le convive de pierre ne vient pas te chercher, pas un fief de l’énigme n’est rendu. C’est de toi que tu t’arraches, à peine éraillé par le souvenir, et l’appel qu’on ne lance qu’une fois, jusqu’à ce qu’un autre le redécouvre, le reprenne, et t’en défasse…
(juillet 1974)
« Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent. »
(Beckett)
J’avais moins de 29 ans lorsque ce texte fut écrit lors d’un voyage dans une Irlande qui n’existe plus, pauvre, éthylique et sublime, en marge du livre de Peter Härtling, entremêlant nos mots, et notre folie…Je vient de me rendre compte que, écrit aujourd’hui, il serait pareil, que rien n’a changé. Cela peut paraître – comment dire? – un peu effrayant… Mais pas pour moi.
On n’habite que ce qui nous suppose. L’effacement du Lieu ne mène qu’au naufrage, au recul, à la dépossession, au risque, quelque masque que nous choisissions, de périr sous ses décombres. Ne rien accumuler, mais se situer, au sens le plus dense du mot, sont clauses inévitables au dire, happé pourtant par cette donne qu’on reconnaît sans savoir nommer, dépouillée de tout, sauf de soi et du possible, faisant taire en nous ce qui parle vainement… De même que regarder, c’est tout sauf se contenter de voir ce qui a déjà été vu, car il n’y a de vrai regard que celui voué aux sillons de cela contre quoi nous nous devons de nous préserver entiers, à l’ombre sans traces ni vertiges, se jouant de ses failles, de qui leur obéit, n’en prend pas le contrepied, confient à d’autres qu’au feu « l’obscure infortune »…
(septembre 2014)
« Quand un homme vieillit, sa joie
Se fait chaque jour plus profonde
Son coeur vide déborde enfin
mais il lui faut bien cette force
Puisque le nuit qui s’accroit
Ouvre au mystère, à l’effroi »
(William Butler Yeats)
Certains paysages irlandais sont immuables.
Certaines gens et certaines habitudes aussi, sinon ce ne serait plus l’Irlande…