« Je ne dis pas que cela ne se trouve pas dans mon livre. Je dis simplement que je ne l’y ai pas mis. »
(Cesare Pavese)
La critique littéraire, ce n’est, à coup sûr, pas « la dame au fouet » que d’aucuns voudraient qu’elle soit, et pas davantage l’accompagnatrice bienveillante, subtile et pénétrante de l’éclosion, de la substance et de la vie de l’oeuvre…
Il nous semble qu’avant même de poser et se poser les questions qu’immanquablement surgiront, il conviendrait de définir avec plus de précision de quoi il est exactement question. Je me souviens avoir lu sur le site de Fabula un article sur le livre que Dominique Viart avait consacré à l’œuvre de François Bon ; après avoir loué l’intensité et l’acuité du regard du critique, sa subtilité dans l’approche de l’œuvre, la profonde connaissance de celle-ci dans tous ses aspects, sa sensibilité enfin (et là on ne savait déjà plus s’il s’agissait d’un éloge…), l’auteur de l’article reprochait à Viart le caractère peu « scientifique » de sa démarche et de sa vision, ce qui n’a pas manqué de nous rappeler le nom pompeux d’un bloc d’unités de valeur au temps de notre passage par Paris VII au tout début des années 70, à savoir Science de la littérature… Or, il nous semble que sans avoir abandonné certains acquis fondamentaux dont il n’est bien évidemment pas question de faire l’économie (il ne s’agit pas de revenir à Sainte-Beuve ou à Thibaudet, encore que, parfois…), la critique littéraire avait réussi – pendant une courte période qui nous semble, hélas, bien révolue – réussi à atteindre un certain équilibre entre un fonctionnement plus spécialisé (convoquant, outre la linguistique et la psychanalyse, la sociologie, l’histoire, la sémiotique, la philosophie et bien d’autres encore), s’intéressant essentiellement aux structures, au maniement de ces outils que sont le signe et le langage, au « comment est-ce fait ? » et au « pourquoi ça fonctionne? », , aux contextes, aux pré-textes, aux précurseurs comme aux épigones, aux antécédents comme aux filiations, et une approche plus subjective, plus intimiste de qui s’éprouve avant tout lecteur, passeur et éclaireur, se penchant humblement ( l’écrit n’étant, selon la somptueuse définition de John Berger, que ce «silence qui demande à être rempli») sur ce qui dans l’œuvre est « di »t, occulté ou nié, se laissant en dernière instance aller sans vergogne aucune à ce que le dernier Barthes appelait le plaisir du texte… Cette dichotomie a toujours existé, il y a certainement eu des périodes où elle a même été plus marquée encore, mais on la ressent probablement plus aujourd’hui parce que la première, celle des universitaires, des chercheurs professionnels, des spécialistes et des érudits est bien plus visible, audible et présente que par le passé, la conséquence première en étant une aggravation certaine des rapports entre les deux versants… En effet, pour la critique « spécialisée », la deuxième approche ne mérite même pas la noble appellation de « critique littéraire », il ne conviendrait point de la désigner autrement que sous les noms de notes de lecture, impressions de lecture, commentaires ou chroniques, relevant de la fiction, de la poésie ou alors de l’essai philosophique adossé à des auteurs et à des œuvres (nous l’avons de nos oreilles entendu dire, non seulement de « L’écriture et la différence » de Derrida, par exemple, mais également d’œuvres essentielles telles que « La littérature et le mal » de Bataille ou « L’entretien infini » de Blanchot, entre autres…) – fiction, poèmes ou essais méritant dans bien de cas respect et admiration, mais, de par leur caractère entaché d’impressionnisme, de « subjectivisme », de « pointillisme », pas du tout aptes à débusquer, en épiant l’objet-texte «comme il se doit», ce qu’il y a derrière le trompe-l’œil ou dans le double fond (car par définition il y en a toujours un…), les choses et les êtres n’étant jamais – pas plus que leurs échos ou représentations – ce qu’ils paraissent… D’un autre côté, il est arrivé à bien de journalistes, blogueurs et lecteurs de reprocher – souvent implicitement, plus rarement explicitement – à une certaine « critique érudite » la parfois excessive sophistication de ses élégantes constructions quelques peu byzantines, fruits – disaient-ils – des ruminations de cuistres et de pédants enfermés dans leur tour d’ivoire ou leurs querelles, et fort peu soucieux de les rendre lisibles au commun des mortels, bien au contraire… Il est, me semble-t-il, grand temps de faire la paix, en reconnaissant à chacune des deux approches la fidélité aux buts qu’elle s’assigne, en tout point différents à coup sûr, tout comme, d’ailleurs, le public visé. Mais nous ne nous voulons, en ce disant, aucunement neutres et au-dessus de la mêlée, notre camp est bien celui du plaisir de lire et partager, revendiquant haut et fort le droit du regard d’être partial, subjectif, éminemment personnel et intimiste, pour peu que, ouverts aux autres, l’on sache les accueillir, les écouter, se montrer disponible et prêt à échanger de la manière la plus humble, la plus dépouillée et, partant, la plus féconde qui soit – sans que cela veuille dire non plus que celle ou celui qui en aurait la volonté et les moyens se doive de renoncer à des formes ici et là plus élaborées ou plus savantes, loin s’en faut… Ce qui ne nous empêchera surtout pas de dire, pour finir et un peu par provocation, qu’un livre tel que « Rimbaud le fils » de Pierre Michon nous a bien plus rapproché d’Arthur, l’homme et le sujet écrivant, que certaines savantes dissections de ses «lâchetés en retard» qu’on a pu lire ici et là… (2012)
« CLOV. — A quoi est-ce que je sers ?
HAMM. — A me donner la réplique. »
(Samuel Beckett)
Dire qu’il y a nécessairement, mécaniquement presque une quelconque connivence entre la théorie « subjectiviste » (à qui l’on peut par ailleurs sereinement reprocher bien de choses, entre autres des tendances individualistes et élitistes, mais qui a su aussi beaucoup nous apporter – sans même parler, tout à sa décharge, de l’ambigüité de qualificatifs tels que relativiste, pointilliste, impressionniste, en l’absence de définitions claires et largement consensuelles les concernant dès lors qu’il s’agit de critique littéraire) et le message du marketing, le culte du chiffre de vente, la distribution symbolique « d’étoiles Michelin » correspondant à la « valeur gustative » des oeuvres, bref l’horreur marchande dans toute sa « splendeur », avec ses soumissions, ses avilissements et ses aliénations – y compris les pires de toutes, à savoir les librement consenties – nous paraît plus que sévère.
En posant comme postulat qu’il y a une différence de nature, de méthodologie, d’objectif et de public visé entre théorie littéraire et critique littéraire, journalistique ou non, nous nous contenterons de faire remarquer que des écrivains ou philosophes de belle envergure, qu’il s’agisse de Proust, de Borges, de Sartre, de Bataille, de Steiner, de Bolaño, de Canetti, de Piglia, d’Eco ou de Blanchot (la supposée « difficulté » concernant ce dernier étant essentiellement liée à la densité de son écriture, à son poids, à l’intensité toute particulière de son approche de l’oeuvre – et surtout pas à un jargon scientifique), surent se montrer tout à fait « accessibles » en écrivant sur des oeuvres, d’autrui ou les leurs, puisqu’il s’agissait, en reprenant les termes de Bertrand Leclaire, de « viser à décrire, à approcher sans la faire fuir, cette puissance d’émotion » (et c’est bien en ce sens – ce qui est notre cas – qu’on peut être touché, admirer et respecter dans un même souffle Char, Deguy et Prigent, et savoir en dire le pourquoi…)
« Peut-on vivre sans le regard d’autrui? » est une question qui ouvre des abymes et horizons dépassant de beaucoup le cadre de ces quelques lignes, surtout si l’on y ajoute celle de Celan: « Qui témoignera pour les témoins? », qui est, tout comme la première, au coeur de nos interrogations (d’autant que l’érudit, le spécialiste tout comme le critique, journaliste ou non, sont avant tout, comme nous tous, lecteurs, appartiennent, tout comme nous, ni plus, ni moins, à la grande famille qui fait exister cette expérience à nulle autre pareille qu’est la lecture…)
Pour en finir, en paraphrasant Artaud, non pas seulement avec « Le Jugement de Dieu », mais avec toute voix d’autorité et faire advenir et valider, de concert avec la nôtre, celle de tout lecteur, notre semblable, parfois notre frère…(2014)
« Tous les grands textes que je lis me font cet effet. J’ai l’impression que leur auteur en maîtrise totalement la formulation, mais ne maîtrise pas le savoir qui serait au coeur de cette formulation: comme si certaines phrases avaient le don d’enclore à la fois une extrême force émotionnelle et un mystère total, comme si le langage avait parfois des noeuds. »
(Pierre Michon)
Je me permets une simple… critique : la feuille manuscrite reproduite dans le corps (double) de l’article est illisible et il est hélas impossible de l’agrandir.
Mais il s’agit peut-être d’une pure illustration lettriste ?