« La salamandre dans le feu, interrompit Hamlet, après quoi, faisant frire la semence du Logos sur le lard fondant de sa langue, il siffla: Ce qu’un poète écrit, un ange ou un démon le FAIT… C’est ainsi que le rêve se venge de la conscience ininterrompue »
(Vladimir Holan: Une nuit avec Hamlet)
Hamlet ne joue pas, ne sait pas jouer. L’acteur, lui, s’adapte à toutes situations, les dompte et domine, précisément en ceci qu’il n’adhère pleinement à aucune dans son être, les assumant TOUTES sans coup férir parce qu’au sens fort du terme et quoi qu’on en ait, il «n’est pas », il fait (souvent admirablement) semblant, rien de plus: par essence « au-dessus », celui qui tout survole, qui non seulement joue, mais GAGNE.
Dans ce grand scénario qu’est littéralement « Hamlet », avec ses déchirures et son inachevé, incombe à chacun des protagonistes une tâche qu’il lui est impossible de refuser, qu’il est tenu d’accomplir, car imposée de l’extérieur. C’est dans ce cadre tout à fait indépendant de ce qu’ils veulent ou peuvent et qui les précède que les héros agissent, enfermés qu’ils sont dans une situation qui régit, du moins en surface, leurs relations, et leur impose, de manière tantôt ferme tantôt oblique, jusqu’aux paroles proférées et aux gestes accomplis.
Le seul personnage que la situation ne définit peut-être pas complètement, c’est précisément Hamlet. Son caractère ambigu vient très exactement de cette impossibilité d’accepter pour lui autre chose que le rôle qui lui est dévolu, mais auquel il est par ailleurs extérieur et qu’il dépasse, le fait de s’y couler étant constamment contrebalancé par la révolte contre les contraintes qui lui sont dictées et dont il ne veut pas – alors qu’elles lui sont consubstantielles et le définissent. Kott fut à n’en pas douter le premier à mettre en évidence le fait que Hamlet personnifie comme peu d’autres ce qu’on aurait envie d’appeler « l’engagement lucide », ni manichéen, ni fanatique, car ce n’est que dans la sphère de l’acte que Hamlet arrive à s’accepter, ce n’est que dans ce qu’il lui faut «faire» (et non pas dans ce qu’il «pense») qu’il croit pouvoir s’engager. Jusqu’au bout du bout, Hamlet défend bec et ongles ce qu’on peut appeler sa «marge» – l’insoutenable tension tout comme son échec final n’étant que l’expression de son absolu refus d’admettre que les raisons puissent être à sens unique.
Pour faire pièce au Réel, guérir de ses morsures ou, à tout le moins, en atténuer les effets, se donnant ainsi une chance d’affronter ce qui en lui irrémédiablement déchire et corrompt, il n’y a que deux potions qui s’offrent à nous, humains, l’irréalité et la non-adhérence.
L’irréel, c’est tout autre chose que le faux – où l’écart par rapport à la réalité est en quelque sorte involontaire – ou alors le mensonger, qui en est le pendant délibéré. Dans l’un de ses contes, Borges, évoquant le sort des protagonistes, parle de ces « choses qui auraient pu être autres », variantes possibles et interchangeables de ce grand scénario qu’est le Réel, apaisant et subvertissant ce qu’il peut y avoir en lui de terriblement univoque.
La non-adhérence est très exactement une attitude d’«acteur» où, tout en assumant pleinement les rôles qu’on nous impose ou que nous sommes amenés à nous choisir, nous ne nous y identifions que dans les actions qu’ils impliquent et leurs conséquences, visibles ou non, tout en les dépassant, en «faisant comme si» pour que l’illusion soit parfaite sans qu’elle nous enferme ou contraigne jusqu’au bout – de tant nous éprouver, parfois jusqu’à l’extase ou la lie, «autres» que le masque que chacun des rôles nous fait porter.
La folie d’Hamlet – dont il n’est pas aisé de savoir s’il convient ou non de l’affubler de guillemets, tant elle est à la fois maladie, fuite, ruse et arme – c’est, encore une fois, l’impossibilité de faire pleinement appel à cette pharmacopée peut-être nécessaire, mais quelque part aussi maligne et vénéneuse que la pointe empoisonnée de l’épée qui finit par l’affranchir des quêtes à venir.
L’on a toujours le choix (le nôtre fut tout autre), mais nous nous savons pourtant, tout comme lui inguérissables, irrémédiablement et souverainement inguérissables…
« Il est vrai qu’aux enfants / jamais ne suffit la réponse…Ainsi jouent-ils avec l’armoire des secrets / et pour finir ils en emportent la clef en eux-mêmes »
(Vladimir Holan: Une nuit avec Hamlet)
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