« Je m’en vais, je te quitte, dans le soir,
qui, malgré sa tristesse, tombe si doux,
pour nous, vivants, dans la clarté cendrée … »
(Pasolini)
Tu reprendras ton sommeil à tout rompre, entre humus et pierre, inconstante proie, fruit allégé des dévotions du voyage.
Seras vigie, impalpable sur chaque bouche ramassée, puis dévêtue de bonds, impuissante.
Mais ne craindras, au creux des nerfs du seul matin, que cette vigueur s’élargissant tendue à ton côté, cherchant tes doigts, tes lames, et les départs au bout de toi.
Tout est à refaire, écluses fouillées, haleurs à l’écart, fausses caresses.
Tu effleurais ta chance, aux plis des frondaisons, seul conscient de tes domaines: haltes noires et vertes, aux pointes parcourues, fertiles de sources.
La longue incandescence se retire du bout des îles, les éraflures se font plus lentes encore, il n’y a plus rien à renvoyer. Qu’à saisir le pré, clos en toi, à la trame interdite, en plein soleil…
Les golfes se couvrent de pluies souples.
Les visages, de sommeils croupis.
Obstinément, ta saison.
Élargissons le tableau. Très loin, les retrouvées incrustent leur semence. Juste devant nous, l’écaille des souffles, ton sang dedans les ports sans plis. Ton sang, parmi les maisons aveugles, dans l’étendue franchie que tu es seul à connaître.
Oublie-le, éperdu, s’achevant parmi les débris de la houle. Son secret n’est pas là.
Il a éclos sur ta tige, suzerain, comme si l’adieu qui, pourtant, le précédait, ne devait jamais se faire entendre.
(Ostia, 2010)
Je marche, je bois, je nage, j’écris, je mange, je respire, je me coule face au soleil en ce temps sans entraves, ce silence que rumeur affranchit sans dénoncer, tout à l’immersion dans ce qui EST, mais n’effaçant (que Kenneth White me pardonne!) ni ce qui fut et aurait pu être autre, ni à ce qui aurait pu être et n’a pas été… »Je t’ai dit avoir été heureux sous les tropiques: c’est violemment vrai », clamait Segalen; c’est l’heure de le confirmer, eh bien je le fais, et plutôt deux fois qu’une!
(Chácara Sabino, Goiás, Brésil, janvier 2011)
« James crée ainsi un incomparable « regressus ad infinitum », étant donné que son héros, Ralph Pendrel, se transporte au XVIIIème siècle parce qu’il est fasciné par un vieux portait, mais ce portrait requiert, pour exister, que Pendrel se transporte au XVIIIème siècle. La cause est postérieure à l’effet, le motif du voyage est l’une des conséquences du voyage. »
(Borges à propos de « The sense of the Past » de Henry James)
« Pourquoi vais-je mourir, si je ne l’ai jamais fait avant? Pourquoi vais-je faire quelque chose de si étrange à mes habitudes ? C’est comme si on me disait que je vais devenir plongeur ou dompteur ou quelque chose comme ça, n’est-ce pas? »
(Borges)
En lisant, l’on comprend ( ou l’on croit comprendre); devant sa maison, là-bas, à Palermo Viejo, l’on se rend compte qu’on SAIT, qu’on l’a TOUJOURS su..
Il y a des êtres, des choses, des phrases que l’on appréhende mieux en certains lieux plutôt qu’ailleurs; je le pressentais, j’en ai la preuve maintenant!
(Buenos Aires, février 2011)
Nous le savons tous, lorsque Psyché succomba à la tentation d’enfin apercevoir celui avec qui elle partageait ses nuits, Eros s’enfuit.
Pour ce qui est de l’âme et de la chair, rien n’a changé, nous en sommes toujours là. Mais si l’on évoqua souvent le désespoir de la jeune femme, bien moins et plus rarement on se souvint de l’affliction qui s’empara de l’Amour lui-même, car il en était fou, le gamin…
J’ai rêvé qu’il l’appelait dans l’obscurité, et que c’était John Donne, sensuel comme tant d’élisabéthains, le messager quéri, choisi:
« Tolère mes mains vagabondes et laisse-les aller,
Devant, derrière, entre, dessus, dessous,
Ô mon Amérique! ma terre-neuve! »
L’histoire est de celles qui finissent bien, de leur union après que l’élue est devenue immortelle naquit Hedonê, la volupté, le plaisir même.
Ici bas, sur notre pauvre Terre, il en va souvent bien autrement…
(Brasilia, mars 2011)
« Veux-tu de moi? Ou pas? Les mains tordues
les doigts
déchirés qu’un à un j’enlève
ainsi tire-t-on au sort alors que
dans l’air de mai
voltigent les pétales des marguerites
Que ciseaux et coupe-chou mettent à jour les cheveux
que l’argenté des ans vient sans rémission
teindre
ainsi
j’y pense et espère
ne jamais atteindre
du bon sens
l’âge éhonté »
(Vladimir MAÏAKOVSKI – traduction: André Rougier)
Trois jours seul dans la cabane sur la colline, plus loin encore de tout, plus près de l’implosion: ta déroute et ton refuge.
« You shall not be found. Yet all men will find you. »
(Chácara Sabino, Goiás, Brésil, février 2012)
« Jouet de cet œil d’eau morne, je n’y puis prendre,
ô canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l’une
ni l’autre fleur : ni la jaune qui m’importune,
là ; ni la bleue, amie à l’eau couleur de cendre.
Ah ! la poudre des saules qu’une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
au fond de cet œil d’eau sans bords, — à quelle boue ? »
(Arthur Rimbaud)
(Chácara Sabino, Goiás, Brésil, mars 2012)
Photo de Carlos Gardel au mur d’un bar, plaza Dorrego, San Telmo
« Les mots sont des symboles qui postulent une mémoire partagée. »
(Jorge Luis Borges: Le livre de sable)
Les images aussi, et, au-delà, tout ce qui relève des passions collectives…
Cette mémoire-là, comme tant d’autres, n’est pas mienne. Peut-être bien que mon « secret », et mon effort – « en lisant en écrivant » et, surtout, en vivant – ne sont-ils, du moins en partie, qu’une tentative insensée, désespérée peut-être, mais qui se veut sans limites, d’en apprivoiser quelques-unes…
(Buenos Aires, mars 2012)
Evita Peron, avenida 9 de Julio, San Nicolas
Ne jamais dire à un Argentin (à un Uruguayen autant de fois que faire se peut, et plus encore…):
– que le plus pur, sensuel et authentique tango, c’est de l’autre côté du Rio de la Plata qu’on le trouve aujourd’hui;
– que pour les connaisseurs (dont je ne suis pas), il en va de même pour ce qui est de la viande rouge;
– que si, en comparaison avec ce « monstre » qu’est depuis belle lurette São Paulo, Buenos Aires est un havre de paix, douceur de vivre et sérénité, l’on peut, sans l’ombre d’un doute, en dire de même de Montevideo par rapport à la cité portègne ;
– que, si la littérature argentine est (et toujours fut) riche, vivante et exceptionnelle qualitativement, ni Horacio Quiroga, ni Mario Benedetti, ni Felisberto Fernandez, ni Juan Carlos Onetti, ni Carlos Liscano, ni Eduardo Galeano ne sont, et n’ont jamais été argentins, comme il arrive à certains de le penser, de l’imaginer, ou de le rêver…
Je les suis moi-même ces conseils, et à la lettre…
(Montevideo, mars 2012)
Lorsque Ricardo Piglia nous rappelle que « la plus grande leçon de Borges est peut-être la certitude que la fiction ne dépend pas seulement de celui qui la construit, mais aussi de celui qui la lit » , le lecteur par lui inventé étant « le plus créatif, le plus arbitraire, le plus imaginatif qui ait existé depuis Quichotte [*], dispersé dans la fluidité et le ratissage, qui a tous les volumes à sa disposition », poursuivant « des noms, des sources, des allusions », passant « d’une citation, d’une référence à l’autre », car « tout n’est pas fiction, mais tout peut être lu comme une fiction », le propre de Borges étant son extraordinaire capacité de lire l’Univers de la sorte et à croire au « pouvoir » de cette lecture, je me rappelle ma première rencontre avec ses écrits, en pleine période « mao », le lucide émerveillement qui fut le mien, et, surtout, combien il m’aida à préserver la jamais perdue ou démentie distance critique, l’angle mouvant d’ombre, l’indispensable marge, la nécessairement indomptable différence…
Tant d’années se sont écoulées depuis ce temps béni où tout semblait possible, tant de choses ont changé aussi, se sont modifiées, transformées, et moi avec, sans pourtant rien renier ou oublier…
Deux n’ont pourtant pas varié: mon ferme engagement à gauche (la vraie, cela s’entend…), et tout autant, bien entendu, conséquence de ce qu’on a appris et compris depuis, le rejet total, absolu, viscéral de tout mélange DIRECT de la politique avec la création littéraire et artistique, de tout asservissement de celle-ci à un parti, une idéologie, une entité, une foi, une organisation ou une classe (fût-ce « l’ouvrière »), de tout retour, même rasant les murs, masqué ou oblique au « jdanovisme » ou à ce « réalisme » tout autant scabreusement souillé que noble mot « socialiste » auquel il fut en l’occurrence accolé…(je me réfère au « vrai »socialisme, rien à voir avec le parti qui en usurpe le nom!)
Ce retour n’est pas une vaine crainte, une vue de l’esprit à peine, on voit en poindre les prémisses ici et là, parfois de par les plumes les plus inattendues. Je tiens à dire – simplement, mais publiquement – à ceux qui sont en train d’en ourdir la honteuse genèse qu’ils me trouveront sur leur route, sans d’autres armes que mes convictions et mes modestes moyens, mais bien décidé à ne pas baisser les bras, comme naguère et comme toujours…
Et – soyez-en certains – je saurai m’en souvenir en marchant à nouveau sur les traces de l’Aveugle, de celui qui est l’un de ceux (bien rares au demeurant) qui incarnent, en reprenant l’âpre et belle formulation de Michon, « la littérature en personne »…
(Buenos Aires, mars 2012)
« Entre choix et nécessité
accorde-moi, ô destin,
ce que point ne cherchais.
Le dessein des dieux, lui,
demeure. »
(Nauro Machado)
Je quitterai l’appartement de Brasilia vers 15h (heure française) et, si tout se passe bien, je franchirai le seuil de celui de Montmartre demain vers 16h30 (au plus tôt): plus de vingt-cinq heures d’aller vers un aéroport et de retour d’un autre, d’enregistrements, d’attentes, de vols, de correspondances et de contrôles des bagages à main et de police, un vrai parcours du combattant, mais j’ai l’habitude et, surtout, ça en vaut – oh combien! – la peine…
J’aime de toutes mes fibres ce continent qui m’a appris (depuis longtemps déjà, et entre mille autres choses) que le fait « d’appartenir à… » – et de s’accepter pour ce que l’on est, mieux encore, s’en revendiquer – n’est en aucune manière un mal en soi, pour peu que l’on comprenne une fois pour toute qu’il s’agit de passages, et non d’essences, qu’il peut, doit même y avoir apport, rajout, concrétion d’identités et d’appartenances nouvelles venant enrichir et parfaire les précédentes, sans à aucun moment gommer, nier ou faire taire celles-ci… Ce fut, et j’en suis heureux, le cas en ce qui me concerne, heureux que je suis d’avoir tôt compris que, tant au dedans que vis-à-vis d’autrui, elles n’ont de sens que si sans désemparer elles copulent, se répondent, échangent et se conjuguent sans s’affronter ou même s’ignorer (et je peux vous dire qu’ici, ça marche – pas toujours, pas partout, pas en toute circonstance, loin s’en faut, gardons-nous d’idéaliser! – mais, globalement, ça marche, surtout en comparaison avec ce mien Vieux Continent où cela fonctionne de moins en moins, ou plus du tout…)
Et si j’aime ces lieux, j’aime encore plus les gens qui, au sens vrai, les habitent, leur donnent couleur, vibration et âme, ces gens (je l’ai déjà dit, je le sais, tout comme je sais que je le redirai, parce qu’il s’agit pour moi de quelque chose de vraiment essentiel) qui sont de partout, mais pas de nulle part – ce qui n’est pas, croyez-moi, mais alors là pas du tout la même chose…
(Até a próxima – en efecto, hasta luego – continente querido! – Brasilia, première semaine d’avril 2012)
« don’t fuck with my brains, man! it’s the only part of me which i didn’t use to fuck yet, if ye know what i mean…So sip your beer and keep quiet, right? »
(entendu dans un bar de New Orleans la seule fois où j’y ai mis les pieds, il y a bien longtemps…)
hey, brown sugar, you’ll never believe, but i feel a bit like that today, i guess…
(octobre 2012)
Quand comprendras-tu que rien n’est « en soi », ni le puy qui accourt au devant du regard, ni la boucle engourdie, ni l’aveugle tri dénombrant tes remous, ni les gorgées de sel que s’approprie le couchant (rugosité, descendance battue en brèche par les fantômes et les sorbiers), ni le seuil liant l’enfance qui scelle à celle qui prolifère, ni la poussée que tes amarres ne font que prolonger, craies cassées, herses rétrécies, gîte des passeurs, bercé de moire et de lenteur et d’impatience, qui sut accueillir comme personne l’intrus que toujours rapatriera le sobre tissu des songes…
(Fribourg-FR, novembre 2013)
« Peu avant ou après mon départ, mourut à Buenos Aires un jeune poète qui affectionnait les cafés, les allées et venus rapides, mystérieux et en même temps clair sous un chapeau à large bord, avec un visage italien de la Renaissance couleur olive, dans mon souvenir, une voix qui venait de loin derrière, de loin dedans. »
(Julio Cortázar)
Zumbi dos Palmares, Pelourinho, Salvador (BA)
Tout est prêt, affûté: les brûlots qu’on disperse, l’arrondi qu’on écarte, l’établi usurpé, l’esquive consentie…
Plutôt l’effet de souffle que « la certitude de ne devoir considérer les choses qu’à travers une vitre » (qu’évoquait Darras à propos de Larbaud), plutôt l’interlope précipice où s’égarent les méandres que l’épaississement docte, le profil à soi-même étranger, la traque appauvrie concédée à qui en usurpe le besoin, mais enlève au doute ses fausses prérogatives…
Alors, alors seulement, dans le soir où se meuvent et se perdent bruyères et glaises, tout pèsera son juste poids, la gaucherie aplanira ton dit, en fera bouger les chaînes, en aiguisera l’étendue pas dupe de l’essaim comme de l’écorce – elle qui sait, d’un savoir souple et bref, mais trop ancien pour la minutie de l’échange, que tout se passe ailleurs, que le sol est miné, qu’il n’y a plus d’heure pour la flibuste…
(Salvador, avril 2014)
quel déluge…
Je m’en excuse humblement…loool