« Ceux qui me connaissent me reconnaîtront, mais combien il y en a-t-il. Ceux-là aussi me reconnaissent quand ils me voient et que je leur parle. Puisque je suis encore là.
Ce qui importe dans tout cela c’est l’affirmation de l’anonymat et non que je me cache à qui m’a toujours vu et il y a ceux qui ne m’ont jamais vu et qui ne me connaitront jamais et dans dix ans ou dans six mois ce sera peut-être tout le monde. »
(Antonin Artaud: Lettre à Jean Paulhan – Paris, fin juin 1937)
Pourquoi dans dix ans, dans six mois? C’est déjà le cas de tant en qui Antonin se reconnaitrait, puisque, contre « les mainteneurs d’une humanité digestive », ils feraient à coup sûr alliance
« avec l’homme de volonté pure et ses très rares adeptes et suiveurs
mais qui ont la force
sempiternelle
pour eux. »
(lettre à Pierre Loeb)
« pas d’œuvres, pas de langue, pas d’esprit rien, rien.
Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. »
(Artaud)
Ce que distance et égarement offrent n’est pas à peine image. Dont la fascination est passion figée. Ineffaçable. Close. Qu’il serait vain de chercher dans une parole autre, laquelle ne saurait éclore qu’en s’éprouvant cause perdue, échelle renversée, hors soumission, ne s’éveillant que par l’écart à l’Autre.
Celui qui partout s’écroule, vous pouvez détourner le regard, murer son coin d’ombre : il est souverainement hors d’atteinte. Hors de cette «cage de La Balue» des heures. Fête consommée, drôle de fête, là où le sens des choses s’effondre en leur icône ; lumière neutre, où toute affirmation menace de surgir de l’œil qu’on ne voit pas, quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pas encore de monde. Moment vertigineux où, avec Antonin l’envoûté, et comme lui disjoint, tu te dérobes enfin au spasme qui seul limite. À cette défaite qui, de tous côtés, traîne ses bruits, ses chaînes, ses foules. À l’ancienne science, enfin de face regardée, puisque rien n’est perdu de qui s’éparpille, comme ces enfants s’approchant, silencieux et arqués, à l’heure des choix. Prière où la lumière ne varie pas, drôle de prière. Qu’on fasse de nous des vecteurs non orientés. Des hoquets du langage sans amarres. Que les rumeurs s’écartent. qu’advienne l’heure. L’enlisée. La toujours future. La ralentie, d’où toute trahison est bannie – car se dissimuler à elle, c’est comme à jamais s’y cacher, en ce lieu où tout est «définitivement garé», en cette paresse enfin sans signes. Pour laquelle se déshabille l’autre nuit, celle qui n’accueille pas, plus inaccessible que le château intact aux issues âprement gardées, car l’atteindre se serait respirer le dehors, ne feindre d’être elle que pour mieux s’en écarter.
Automne des éclats (atours fêlés, regard des murailles). Envie de migrations avec, dedans, ton appel et ta pénombre. Elle n’est pas sûre, l’autre nuit, et nous le savons. Elle, cette mort qu’on ne trouve pas, qui est sans vérité, ne ment pourtant pas. Vide, lèvres vides entre deux plis, dans la lumière verte, dans le sel que silence parfait. Ni adultes, ni achevés, pourtant. Toujours sans fausses liesses. Jamais fertiles de sources. Car si la longue incandescence se retirait du bout des îles, si les éraflures se faisaient plus lentes encore, s’il n’y avait vraiment plus rien à renvoyer, il resterait ce pré à saisir, clos en nous, aux trames interdites, en plein soleil. « Cela a été une fois, jamais plus » n’a plus cours. Ce que le renversement clame, nous fait voir que cela n’eut lieu, là, une première fois, que pour à nouveau, et indéfiniment, recommencer. Dans ce qui revient, que tu ne connais pas, que jamais ne connaîtras, mais que tu reconnais, tu t’effondres, comme il se doit ; mais ta dépouille est le temps bien réel où la mort ne cesse d’arriver, comme si, approchant, elle rendrait lumineusement stérile la nudité et le froid des temps par lesquels, n’importe quand, elle pourrait arriver. On se referme alors, à l’abri des parcours, tenus par la promesse du sommeil, dans la fatigue de la respiration, purement, à la dérive. Là où se fait l’échange, où l’on guérit du dédoublement, avant de s’ouvrir, à l’écart de tous rites, à l’incessant minuit. Là où glissent, pressentis, étouffés, les fleuves, lents condors aveugles.
Franchi des seuils l’intouchable. C’est sur une plage imprévue que tu tournais, muet jusqu’à la chute. Il n’est pas recueillement ton silence, Antonin, et c’est sans un regard de trop que l’on glisse dans le risque de ta solitude. Dans l’appel où la grande opaque m’attire, non pour me mettre à l’épreuve, mais afin qu’à jamais j’y joue ma chance. La nôtre. La vôtre, à l’heure où tous les cris s’entassent en elle.
« J’ai, pour me garder du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi »
(Antonin Artaud)
« Si incroyable que cela paraisse, les Indiens Tarahumaras vivent comme s’ils étaient morts [*] Ils ne voient pas la réalité et tirent des forces magiques du mépris qu’ils ont pour la civilisation. Ils viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, comment sont les hommes qui se sont trompés. »
(Artaud)
« Avec moi c’est l’absolu ou rien, et voilà ce que j’ai à dire à ce monde qui n’a ni âme ni agar-agar. »
(Artaud)
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