Il y a quelques temps ans de cela, nous lisions dans les pages littéraires d’un grand quotidien du soir (depuis belle lurette déjà pas plus monde des livres, hélas, que le journal en question livre du monde…) un article traitant des «Onze» de Pierre Michon.
La chroniqueuse et écrivaine en charge de la chose – et sur laquelle je m’étendrai peu, sauf à dire que son nom est celui d’une fameuse actrice et surtout chanteuse de caf’conc’ de la Belle Epoque et qu’elle est, à l’évidence et pour notre plus grand malheur, plus au fait des grands prosateurs britanniques du XVIIIème siècle que de leur confrères français, nos contemporains – y exprimait sans fard, nonobstant le fait que le roman dont il était question n’avait rien à y voir, sa conviction que « le grand art » ne saurait surgir qu’à condition de « récuser toute emprise généalogique (le roman sexuel, familial, villageois, c’est à dire communautaire, donc mortuaire », réceptacle, de sa part, d’un mépris aussi absolu que définitif s’escrimant à effacer, d’un revers de la main et sans l’ombre d’une justification, d’une interprétation, d’un déchiffrement, toute une famille d’écrivains englobant, outre Michon, Pierre Bergounioux, François Bon, Gérard Macé, et j’en oublie, coupables sans doute d’avoir fait surgir sur le devant de la scène – de surcroît de magnifique façon formellement – ces destins singuliers sur lesquels on a pendant si longtemps fait silence ou défiguré ceux qui en étaient les protagonistes sans qu’ils l’aient choisi, ceux-là même dont on a, pendant tout aussi longtemps, noué, déformé ou nié la voix et l’histoire, ces hommes et ces femmes qu’on a, depuis toujours et sans vergogne aucune, appelés «gens de peu»…
Qui n’a pas vu, lu ou entendu, ici ou là, d’autres railleries, d’autres sourires en coin du même acabit?
À ceux qui les profèrent, nous sommes nombreux à vouloir rappeler que c’est en parlant d’abord des siens qu’on parvient à s’adresser à tous, que ce n’est pas pour rien que la machine à aliéner globale rabote, oublie et fait oublier, rectifie et uniformise par le bas, que c’est son boulot puisque le marché nous veut lisses, transparents, sans poids ni aspérité, tout comme c’est son boulot également de tenter à préserver le masque du «grand bond en arrière», celui qui, au mépris de ce que Bergounioux appelait à juste titre «passion française», à savoir l’égalité, ne fait qu’accroître, ouvertement ou insidieusement, les empêchements de toute sorte (sociologiques, politiques, idéologiques, économiques, culturels) se dressant sur la route de ceux qui, appartenant au grand nombre, s’évertueraient, en dépit de et contre tout, à devenir ce qu’ils n’ont pas moins que d’autres droit et vocation d’être…
Nous leur disons, nous, merci…
Merci de nous avoir aidé à comprendre – contre les préjugés du global, les dédains qu’ils engendrent, les dépossessions qu’ils gèrent – que, oui, il y a, et il y aura toujours, des territoires, des appartenances, des langues, des heures pétries et des étendues à préserver, voués à qui et à ce qui perdure, et perdurera, tant qu’il y aura des hommes dignes de ce nom…
Merci de nous avoir aidé à marteler dans nos têtes que nos pensées, nos morts, nos voeux, nos luttes, nos contemplations et nos refus nous appartiennent…
Merci aussi de nous avoir fait voir qu’il n’y a – contrairement à ce que l’on nous assène à longueur de journée, et parfois par certains des nôtres – de fracture qui ne s’appuie quelque part sur la transmission de ce qui nous fut donné en partage, de vraie rupture s’arrachant totalement aux filiations et aux héritages – pour peu, bien entendu, que l’on s’inscrive dans le temps long, le seul qui vaille, et non pas dans celui des modes et provocations futiles…
Merci encore de vos écrits, dont on reconnaît d’emblée et pour chacun le grain, la résonance, la pigmentation, la vibration…
Merci de nous avoir montré sans donner de leçon qu’aucun acte n’est dû, que le mystère est en nous, pas dans nos mots, qu’il nous faudra encore, et pour longtemps, soupeser les choses et les fins, rapprocher ce que le temps durcit et sépare…
Merci enfin de nous avoir fait sentir que le regard ne saurait respecter l’Autre s’il prétend ou s’imagine fonder ce qu’il vise, que l’obscur n’a pas d’ennemis, des contradicteurs seulement, et que c’est très bien ainsi…
(printemps 2009)
« Qu’entendez-vous par sens littéral? »
(Roman Jakobson à ses étudiants)
Et si cette si juste « provocation » est vraie dans tous les cas de figure, elle l’est encore bien davantage pour ce qui est de la littérature…
(2011)
« Comment concevoir une histoire de ce qui bouge, nage, fuit, revient, se défait, se refait ?[*]Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces équilibres qu’un rien doit rompre, qui se rompent et se reforment à mesure qu’on regarde?
Comment parler[…]de ce monde sans poids, sans force, sans ombre? […] C’est ça la littérature »
(Samuel BECKETT)
« Lorsque la fin approche, il ne reste plus d’images du souvenir; il ne reste plus que des mots.[*]J’ai été Homère; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse; je serai tout le monde; je serai mort. »
(Jorge Luis Borges: L’Immortel)
De toute façon – et dès avant – rien que cela, des mots, ce qu’ils assemblent et ce à quoi ils ressemblent; cela vaut pour l’univers, pour la vie, et pour le reste, qui est tout sauf littérature…
(2011)
« Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint? »
(Georges Bataille)
Et de tels ouvrages, les rayonnages des bibliothèques et des librairies, les tables et les étagères de ces dernières, et, du moins ici ou là, les catalogues de maisons d’édition « papier » ou même (bien que dans une bien moindre mesure) numériques en sont remplis en rangs serrés, pris d’assaut, littéralement envahis (surtout, d’ailleurs, pour ce qui est de la production littéraire, tous genres confondus, des vingt ou trente dernières années).
Ouvrages, ceux-là, forgés, concoctés, préparés, lissés, bichonnés, fabriqués pour gagner un prix, de l’argent, l’admiration des pairs (des pères?), l’adhésion de ce public qu’on appelle – monstrueuse et vile flatterie – « grand », le droit de s’imaginer en habit vert, la bruyante vénération des avant-gardes ou alors une demi-colonne (voire plus si affinités) dans le supplément littéraire du quotidien « lambda » ou du magazine spécialisé « epsilon »…
Ne pas « s’y attarder », comme nous y engage Bataille, est, à notre humble avis peu, bien peu…
Les ignorer est loin de suffire, il faut en dénoncer la visée, en démonter les mécanismes, en exhiber l’imposture, et sans répit marteler cette vérité première, à savoir que, s’ils peuvent intéresser l’histoire littéraire et, du moins en creux, la critique, ils n’ont, et jamais n’auront, quoi que ce soit à voir avec la littérature, pas plus que leurs auteurs avec ceux qui, au sens le plus propre du terme, l’habitent…
(2012)
La littérature (et singulièrement la poésie) selon Christian Prigent:
« expérience qui tente de représenter simultanément la séparation fatale du parlant d’avec le monde et le rêve qu’il poursuit d’une idylle ininterrompue et fusionnelle avec lui. Ce qu’on appelle poésie n’est sans doute, séculièrement, que la version la plus radicale [*] l’os dénudé de tout autre prétexte, du lieu que dessine cet effort ambigu. Que ce lieu soit – comme vide, d’ailleurs, plus que comme plein – [*] est ce qui rend nécessaire la poésie, qui la fait être… »
« C’est ça, la relance de la littérature: un jeu de vessies et de lanternes où on vous dit que vous êtes maître ès lanternes à l’instant où vous commencez à comprendre qu’il n’y a que des vessies… »
( Pierre Michon)
– Pierre Michon: Nous trions au fur et à mesure en littérature ce qui restera. Ça n’existe guère, les incompris – ou alors ils le restent. La postérité, c’est nous qui la faisons par un acte volontaire et demesuré. C’est étrange comme en fait, dans la postérité, les ennemis se réconcilient quand ils ont passé l’épreuve du temps de leur vie, comme si ce temps n’était que broutilles. Ceux qui restent sont ceux qui en voulaient dans tous les sens du mot.
– Au point de sacrifier leur vie?
– Pierre Michon: On sacrifie tous notre vie, le temps la sacrifie pour nous, la gnôle, le tabac.
( Pierre MICHON: Le roi vient quand il veut – Propos sur la littérature)
De tous les voeux dont j’ai faim en cette heure, de tous les épitaphes dont il m’est arrivé de rêver pour celle à venir, cet échange est l’un des plus, comment dit-on déjà, pertinents…
(2012)
« E.M.Forster imagina, dans Aspects du roman, tous les romanciers de toutes les époques en train d’écrire en même temps à la table d’une bibliothèque avec toute la littérature à leur disposition. Une idée, bien sûr, qui s’oppose à la notion d’histoire littéraire ou de progrès, à l’idée de linéarité et de hiérarchie; tout élément du passé peut être utilisé comme s’il était neuf… »
(Ricardo Piglia: Le dernier lecteur)
Mais c’est ce qu’ils font dans la réalité, ce qu’ils ont toujours fait, tous, y compris et surtout ceux qui croient ou à qui on fait croire qu’ils inventent à tout coup! Pierre Michon, à son inimitable façon, ne disait pas autre chose:
« Je ne retourne à rien, je continue. Je laisse en moi continuer ce qui s’est toujours passé en littérature, et comment pourrait-il en être autrement? La table rase est une bêtise, nous avons lu, [*] nous écrivons sur et avec la littérature universelle, nous ne passons pas par-dessus. Nous imitons, oui, comme on l’a fait depuis le début, nous imitons passionnément et en même temps passionnément nous n’imitons pas: chaque livre, à chaque fois, est un salut aux pères et une insulte aux pères, une reconnaissance et un déni… » (Le roi vient quand il veut)
« Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie entière tous les jours. »
(Rimbaud)
« Quiconque parle de Rimbaud est un usurpateur, puisqu’il se met à sa place, puisque écrire sur Rimbaud c’est vouloir en douce occuper le trône de la littérature en personne… »
(Pierre Michon: Le roi vient quand il veut)
« Quiconque », c’est-à-dire nous tous, alors sachons assumer l’ombre portée par l’adolescent absolu sur nos mots comme sur nos vies!
J’ai réussi à ne pas manquer hier « Blue Velvet » (vu et revu un nombre incalculable de fois…) et me suis rendu compte à quel point la remarque de Žižek sur les oeuvres « d’après le modernisme » (j’évite autant que faire se peut d’y coller le préfixe « post », ce qui en résulte étant par trop connoté à mon goût) est juste et profonde (« si le modernisme, quant à lui, affirma le potentiel métaphysique de parcelles banales et triviales de notre existence », ce qui lui succède » fait retour sur les grands thèmes mythiques, mais en les privant de leur résonance cosmique et en les traitant comme des fragments de la vie quotidienne« . Alors que « le modernisme utilise le mythe », ce qui vint après « le réécrit en le complétant », ou en le déformant, ou détournant). Les allusions et les références « cachées » dans le film de Lynch ayant trait à des oeuvres résolument « modernes » (qu’il s’agisse de « Sueurs froides », de « Laura » ou de « Sunset Boulevard »), l’on perçoit bien, avec cette grille de lecture, à quel point « Blue Velvet » en est radicalement différent. Pour ce qui est du cinéma, pourquoi pas? Et le résultat est magnifique! Pour ce qui est de la littérature, c’est une toute autre histoire…
« La lecture fortuite, fragmentée, sans intention préalable et non linéaire, où le sujet trouve toujours ce qu’il cherche, est une preuve de sa vérité… »
(Ricardo Piglia: Le dernier lecteur)
Oui, peut-être, ou alors tout le contraire, comme la voix te susurrant (oh, bien souvent!) que le concept de « vérité » n’a, dans sa polyphonique ambigüité, RIEN à voir avec la littérature…
« La littérature est maintenant le champ de bataille des fils sans pères, des fils éternels. C’est cela, la crise de la littérature, la littérature comme crise: tous ces fils sont en révolte contre d’autres fils qui les ont précédés, et non pas contre des pères [*] »
( Pierre Michon: Le roi vient quand il veut)
Oui, il nous faudra du temps, beaucoup, pour mesurer, ici comme ailleurs, les ravages de l’illusion de la table rase, et en guérir…
« Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons pas l’exprimer par le langage. »
(Wittgenstein)
L’on parcourt, selon que l’on considère cette assertion musclée du « Tractatus » comme étant vraie ou fausse, l’un ou l’autre des chemins divergents qu’ont, depuis l’aube du siècle dernier (et la fin du précédent, peut-être), emprunté la poésie, et la littérature tout court (car « il n’y a pas de prose », Mallarmé le savait déjà).
Si elle est vraie, le langage est matériau, source, table de jeu ou de dissection, matrice, boulier, projectile: sa propre fin.
Si elle est fausse, le langage est outil, abri, vecteur, arme, ruche, chemin: moyen, à nul autre pareil, mais rien d’autre.
Les voies peuvent souvent se croiser, les ramifications s’épouser parfois, mais sans que la grande discordance s’apaise ou s’oublie, car l’on s’inscrit, dès lors qu’on écrit,sur un versant ou sur l’autre, inexorablement, en vertu d’un positionnement sur une échelle, non pas de valeurs, mais d’appartenances – ferme ou fluide selon – mais ne récusant jamais les signes par lesquels elle s’affirme, en se donnant, quoi qu’on en ait, partout et toujours, non pas pour ce qu’elle peut ou veut, mais pour ce qu’elle est, et fait.
Nul doute, d’ailleurs, que quiconque m’a lu sait – qu’il s’agisse également de la sienne, ou non – à quelle « famille » j’appartiens, et que c’est la deuxième – ce que sans hésitation j’assume.
(2014)
[…] de Notes sur la littérature et ses alentours, sur, avec et par ceux qui la font, 1 […]