« Le langage, la parole, requiert un auditeur et, si possible, un répondant (…) Nous parlons parce que nous sommes appelés à répondre; le langage est, au sens radical du terme, une vocation. »
( George Steiner)
Peur de la parole… Y penser (et comme c’est difficile!), non pas comme à sa clôture, mais comme à celle faite pour être par d’autres entendue…
Miroir que le chemin assombrit, sans que tu t’y tiennes traîtreusement tapi, babouin passant ses mains sur l’envers comme s’il devait s’y cacher une peau qu’on pût griffer…
Parole que pudeur travestit, qui ruse et biaise, pleinement tienne pourtant: en plus surcroît, en moins résidu, rassemblant ce qui t’excède, s’abouchant à ce qui en toi de toi s’écarte…
Évacuée parce qu’entière, séparée parce qu’indemne, masque et seuil tout en un, ce qui en elle élu et réservé est TOUT, non pas partie d’un tout, tant elle prive ce dont elle s’éloigne, manque à ce dont elle se déprend – elle qui, dans ce qui fut et sera, est pur présent, de tant et si bien s’affranchir du poids de l’échange…
Cette peur, ce n’est qu’il y a peu que tu la ressentis, butant sur des modes d’édifier plus dangereux que la pire destruction: car s’il n’y a pas d’origine que la mémoire puisse convoquer, nulle aube ni source, comment penser un cours, un sens des mots à partager? Tout donner paraît moins difficile que renoncer à quelque chose, diviser déchire bien plus que de dire: «Prends tout pour toi!»…
Ainsi de cette parole, oblique et réfractée, mais, tout bien pesé, rien à arracher, débusquer, pas de trompe-l’oeil, seul le geste qui fait voir qu’elle n’est pas là où elle se cache, mais se tient où il ne t’est, pas plus qu’à autrui, donné de la saisir: ni vraie ni fausse, ni ombre ni clarté, mais l’irréductible écart à jamais empêchant que l’on impose à qui s’en saisirait règles, supports, lois ou figures, lui qui ne gît qu’en ces mots sachant de toi ce que tu ignorais avant qu’ils ne surgissent…
La parole d’autorité, plus que tout au monde tu te récuses de la proférer ou subir, elle qui ne peut qu’humilier, jamais rapprocher…
Et ce n’est qu’à cela que, du plus loin, tu adhères, vain labeur qui t’aida au fil des jours à devenir ce que de toujours fus… Ouverture qui t’attire vers ses confins, souffle qui ne juge, ne jauge, ne soupèse, ne séduit et ne corrompt qu’à son insu, parole lisse, ciselée dans l’os de l’obscur, rejoints sachant si bien filer ce qu’ils reçurent…
«Être mort c’est ne plus être atteint par rien: ni par un mot, ni par un désir, ni par un souvenir. Je sais que je ne suis pas mort», disait l’Aveugle.
(2009)
Hans Magnus Enzensberger
Jamais je n’oublierai « les raisons qui font que les poètes mentent » (selon Enzensberger): « parce que c’est un autre, // toujours un autre, //qui prend la parole // et que celui // dont cet autre parle // se tait »
De même que jamais ne comprendrai, même en le sachant, pourquoi Orphée s’est retourné…
(2010)
« Si [*] l’on m’interroge, si l’on s’inquiète [*] de ce que j’ai voulu dire[*], je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire, et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit. »
(Paul Valéry, cité par Claude Simon dans le discours de Stockholm et repris par Claro dans un article du « Clavier cannibale » qui en traitait, justement)
Je ne sais pas pourquoi (et en même temps je le sais…), j’ai toujours reçu et perçu les paroles de Tsvétaïeva comme un écho oblique, lointain, disparate, mais inévitable, de ce qui précède:
« Chez moi, le sentiment a toujours été intelligent. Si le sentiment est cécité, je n’ai jamais éprouvé de sentiment. »
(2012)
« Par opposition au discours, la parole est initiale et unique. »
( Henri Lefebvre)
« Pour certains, les paroles d’autrui sont un vocabulaire de citations au moyen desquelles ils expriment leur propre pensée. Pour d’autres, ces mots étrangers sont leurs propres pensées, et le simple fait de les mettre sur papier transforme ces mots imaginés par d’autres en quelques chose de nouveau, réinventé grâce à une intonation ou à un contexte différents. »
(Alberto Manguel: Nouvel éloge de la folie)
Tous les écrivains dignes de ce nom que j’ai fréquentés sous le masque du lecteur et les quelques-uns que j’ai eu le privilège d’approcher, de côtoyer, voire même d’accompagner parfois en tant qu’humble mais indocile apprenti, appartenaient à la deuxième catégorie; oserais-je, au risque de me faire encore davantage détester des hypocrites, des pantins, des cuistres et des baudruches, la conjecture selon laquelle seuls les vrais écrivains et les vrais lecteurs en font partie?
(2012)
« Les poèmes sont toujours en route, sont en relation avec quelque chose, tendus vers quelque chose. Vers quoi? Vers quelque chose qui se tient ouvert et pourrait être habité, vers un Toi auquel on pourrait parler peut-être, vers une réalité proche d’une parole. »
(Paul Celan)
Vérité par-delà tout, ou ultime tentative de s’en persuader, juste avant le grand saut? À chacun de faire son choix, ni neutre, ni indifférent, soyons-en certains…
(2013)
« Ce n’est pas vrai que Verba volant. Verba manent. De tout ce nous sommes, de tout ce que nous fûmes, ne restent que les paroles que nous avons dites[*] et non ce que je fis en tel lieu donné et à tel moment donné du temps[*] Le verbe n’est pas au commencement, il est à la fin »
(Antonio Tabucchi: Tristano meurt)
Paroles vraies non seulement pour le traître-héros qui les proféra, qui nous résument et questionnent, mais pour tous les humains, car l’on n’est pas, ou si peu, ce que l’on devient – l’on devient ce qui, depuis le premier état constaté, l’on était: temps effrité, démembré, désarticulé, parfois jusqu’à la folie (comme ce fut le cas pour Niembsch-Lenau), soit de par la répétition (soif dupée du Retour), soit de par l’accomplissement (son frère incestueux), dans le langage comme dans son refus; temps nié, dérouté, tant pour cet avatar de Don Juan que le personnage imaginé par Härtling se voulut que pour nous, encore et toujours à son écoute: « attente de l’immobilité, de la possibilité d’échapper à tout mouvement et de se trouver, libéré de tout lien, là où on était au commencement et où l’on sera à nouveau à la fin »…
(2014)
Juan dans ses pompes et ses oeuvres…
« On me fait l’aumône, puis on me fuit »
(Emmanuel Bove)
Que celle ou celui qui n’a, au moins une fois dans sa vie, éprouvé cette sensation d’abandon, d’indifférence coupante comme la glace, d’absolue et tenace incompréhension du fonctionnement de l’Autre, de ses tenants et aboutissants, du coup perçus comme à travers d’une vitre opaque ou sous vide, eh bien, qu’ils aient le courage de lui jeter la première pierre!
Je ne le ferai pas, moi, d’une part parce qu’il m’est arrivé de l’éprouver, de l’autre parce qu’il eut, lui, le courage qui me manque: celui d’en parler, et que cette parole soit de celles qui pèsent et valent, c’est-à-dire littérature…
(2014)
Combien de fois l’as-tu entendu, par toutes les voies, sur tous les tons, de toutes les façons? Trois, sept, dix, plus encore? « On ne sait rien de toi en te lisant, pas même qui tu es… » Et c’est sans doute vrai si l’on s’en tient à l’acception commune, celle qui oublie que dévoiler en rien n’efface le mystère des êtres, et puisque, de surcroit et à bien y regarder tout y est, le passé cadenassé, les charges, les plaies, les balles perdues, les implosions, les fugues, les refus, les déroutes, TOUT, mais chiffré, codé, raboté jusqu’à l’os, creusé, aplani ou rehaussé jusqu’à ce qu’il n’en subsiste que des formes et leur tournoiement immobile, des variations d’intensité jouant sur l’impur, le dense, l’infime et l’obscur, des mots sachant plus faire que dire, figures jamais tout à fait lavées du sens ni délivrées de leur empreinte première, mais autrement configurées, reconquises, comme foudroyées dans l’inachevé, le sel et la soie de l’ultime parole…Le « Hörst du?… hörst du » de Celan fait froid dans le dos, mais que te reste-t-il d’autre?
(2014)
« …oubli d’une scission qui s’est produite dans notre culture dès ses origines et que l’on accepte habituellement comme parfaitement naturelle et allant de soi, alors qu’elle est en vérité la seule chose qui mériterait interrogation. Il s’agit de cette scission entre poésie et philosophie, entre parole poétique et parole pensante, qui appartient depuis si longtemps à notre tradition culturelle que Platon pouvait déjà la décrire en son temps comme une « vieille inimitié ». Selon une conception qui n’est qu’implicitement contenue dans la critique platonicienne de la poésie, mais qui a acquis à l’époque moderne un caractère hégémonique, cette scission dans le langage est interprétée comme signifiant que la poésie possède son objet sans le connaître et que la philosophie le connaît sans le posséder [*]
Ce dont témoigne la scission entre poésie et philosophie, c’est l’impossibilité où se trouve la culture occidentale de posséder pleinement l’objet de la connaissance (car le problème de la connaissance est un problème de possession, donc de jouissance, c’est-à-dire de langage). »
(Giorgio Agamben: Stanze)
Pourtant, comme il serait inconcevable « d’oublier, du coup, que toute poésie authentique vise à la connaissance, de même que toute activité philosophique vise à la joie » (Agamben toujours), c’est toujours ce pli, cette lisière, ce rebord où il leur arrive de souverainement se rencontrer qui nous a ébloui et comblé, levé aussi à la clairière où resplendissent les noms d’Héraclite, de Hölderlin, de Nietzsche, d’Eliot, de Foucault, de Luzi, de Blanchot, de Juarroz, de Cioran, de Char, de Nancy, de Holan, de Lévinas, de Helder, de Heidegger, de Pessoa, de Deleuze, de Enzensberger, de Merleau-Ponty, de Blaga, de Benjamin, de Deguy, de Harrisson, de Montale, de Derrida, de Celan et d’Agamben lui-même – entre bien d’autres, bien entendu, mais pas si nombreux que cela dès lors qu’il s’agit de poésie et de philosophie répondant au sens fort des mots qui les désignent…Et cela ne fâchera sûrement pas tant que ça Platon si – bien qu’il s’agisse de poésie – nous entrevoyons dans l’échancrure un instant refermée « l’epistasthaipoein », à savoir cette manière à nulle autre pareille de s’approprier la « vérité » (et ses avatars), la seule dans laquelle il nous arrive d’humblement nous reconnaître…
(2014)
qui, je ne sais pas mais quelque chose comme « chaque être gagne à être connu, il y gagne son mystère ». Passionnant, érudit et généreux. A reprendre à tête reposée.
Dans cette « avalanche » (au sens Leonard Cohen du terme), je remarque la couverture du livre « Le Bavard » de Louis-René des Forêts : j’ai depuis longtemps, sur une de mes étagères, le même 10 x 18.
[…] Ton analyse (ta description, même !) du fonctionnement de mon écriture et, quelque part, de la teneur de ce qu’il en résulte est tellement plus exacte et plus belle que celle que j’aurais été capable de faire moi-même que je me contenterai d’y apporter, à ma façon, quelques compléments et précisions, sans compter les inévitables digressions… Et pour commencer, ce que j’ai tant et tant entendu, par toutes les voies, sur tous les tons, de toutes les façons : « « On ne sait rien de toi en te lisant, pas même qui tu es. » Et c’est sans doute vrai si l’on s’en tient à l’acception commune, celle qui oublie que dévoiler en rien n’efface le mystère des êtres, et que, de surcroît et à bien y regarder, tout y est, le passé cadenassé, les charges, les plaies, les balles perdues, les implosions, les fugues, les refus, les déroutes, TOUT, mais chiffré, codé, raboté jusqu’à l’os, creusé, aplani ou rehaussé jusqu’à ce qu’il n’en subsiste que des formes et leur tournoiement immobile, des variations d’intensité jouant sur l’impur, le dense, l’infime et l’obscur, des mots sachant plus faire que dire, figures jamais tout à fait lavées du sens ni délivrées de leur empreinte première, mais autrement configurées, reconquises, comme foudroyées dans l’inachevé, le sel et la soie de l’ultime parole. (Notes sur la littérature et ses alentours, sur, avec et par ceux qui la font, 2) […]