« C’est la raison pour laquelle l’homme invoque des fictions afin d’atténuer la douleur de savoir que la réalité ne peut être corrigée ou mise au propre, à moins qu’elle prenne la texture d’un récit à force d’être contée [*]C’est la raison pour laquelle , la plupart du temps, nous retenons mieux un long livre qu’une courte journée. »(Rodrigo Fresán)
« Que voulez-vous que je dise de moi? Je ne sais rien de moi! Je ne sais même pas la date de ma mort. » (Borges)
Ô inavouable, infréquentable bonheur de se sentir pour une fois sur un pied d’égalité avec le Maître!
Ricardo Piglia nous rappelle que dans « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » ce n’est, à vrai dire, « pas le réel qui fait irruption, mais l’absence, un texte qu’on n’a pas [*] Quelqu’un a ce qui manque, quelqu’un l’a effacé. Ce n’est ni une énigme, ni un mystère; c’est un secret au sens étymologique (scernere signifiant mettre à part, cacher). » Mais ne serait-ce pas le propre de toute fiction digne de ce nom (ni combinatoire stérile, ni copie servile, pour tout dire)? La réponse est dans la question, même si Borges lui-même se montre dans un autre texte ironiquement évasif et sans illusions, comme à l’accoutumée: « La certitude que tout est écrit nous annule et nous rend prétentieux. »
Bolaño n’a, au contraire d’un Céline, par exemple, jamais cherché des responsables ou désigné des coupables, puisqu’il « n’y aura jamais de révélation pour nous punir ou nous sauver du mystère du mal« . Certes! Mais est-ce que la conscience du sempiternel Mal métaphysique nous dispense de nous soucier, même de relative et imparfaite manière, des maux qui accablent matériellement, concrètement et au quotidien les hommes et qui nous forcent à mettre la main dans le cambouis, tout en étant, lucidement, désespérément conscients que cela ne résoudra jamais le problème dans son essence? Nous y répondons résolument pas la négative, car c’est l’exemple de Cortazar qui s’impose en contrepoint, ce même Cortazar dont bien de récits sont au moins aussi clairvoyants, noirs, cruels et lucides que ceux de Bolaño, mais qui, n’ayant pas été, lui, marxiste, trotskiste, révolutionnaire ou avant-gardiste dans sa jeunesse, a pu, su et voulu garder jusqu’au bout ce moignon d’espoir par-delà des déceptions de même nature que celles du Chilien, moindres uniquement parce que plus tôt disparu que ce dernier…Démonter, énumérer, lister les manifestations du Mal ne saurait en aucun cas l’effacer, comme s’évertuaient à le faire avec les péchés ces hérétiques de la secte qu’évoque ironiquement Borges (car leur nombre incalculable, mais pas infini, permettait d’en envisager l’extinction par épuisement). Tâchons d’aller un peu plus loin: « On ne tue personne parce qu’il écrit mal« , s’exclame Bibiano dans « Étoile distante », ce qui ne veut nullement dire, à notre sens, qu’on puisse (ou doive) tout pardonner à quelqu’un parce qu’il écrit (ou compose, ou peint, ou filme) bien… Si toute oeuvre n’était, par définition, pesée et mesurée qu’à l’aune de considérations purement esthétiques, alors l’Adrian Leverkuhn de « Doktor Faustus » tout comme le Carlos Wieder de cette même « Étoile distante » se trouveraient nécessairement absous; qu’il nous soit permis de douter que ce soit là le propos de Bolaño, lui qui affirmait que « l’art doit mettre en rapport éthique et esthétique » Bien sûr que le Mal existe, tout comme ce Réel qui en est le réceptacle; mais au jour le jour c’est aux réalités, ambigües, contradictoires, que l’on a affaire, ces réalités en qui se meuvent toutes les théologies et les maux qu’elles charrient si on les prend trop au sérieux (alors qu’elles ne sont, pour un Borges, que des « variantes de la littérature fantastique« …). Maux qu’il nous faudra pourtant sans désemparer combattre, qu’il s’agisse de ceux avec un petit « m », qui sont du ressort de la politique, et celui avec « M » majuscule, et qu’on ne saurait « expliquer »… C’est, nous semble-t-il, Philip K. Dick qui disait que « la réalité est altérable« ; cela nous donne-t-il pour autant le droit de constamment et délibérément la vouloir « labile » pour pouvoir, en toute bonne foi souvent, éviter d’envisager de la changer?
« Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète. Je viens d’écrire infinie. Je n’ai pas intercalé cet adjectif par entraînement rhétorique ; je dis qu’il n’est pas illogique de penser que le monde est infini. Le juger limité, c’est postuler qu’en quelque endroit reculé les couloirs, les escaliers, les hexagones peuvent disparaître – ce qui est inconcevable, absurde. L’imaginer sans limite, c’est oublier que n’est point sans limite le nombre de livres possibles. Antique problème où j’insinue cette solution : la Bibliothèque est illimitée et périodique. S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre – qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir. » (Jorge Luis Borges: La bibliothèque de Babel)
« Celui qui perd détient la distance qui lui permet de voir ce que les triomphateurs ne voient pas. »
(Ricardo Piglia)
C’est ô combien vrai, mais que la lucidité peut faire mal, parfois…
« Une certitude: plus je m’éloigne du passé, plus je cerne la saison qui m’occupe. A l’intérieur de celle-ci, les livres me réconfortent, mais afin de ne pas les fermer au bout de quelques pages, je ne lis que ceux qui s’adressent à moi. Il suffit que je me laisse conduire par celui qui éveille mon désir. [*]
Le livre vers lequel je me tends est aimé d’avance. »
( Silvia Baron Supervielle)
Si Borges était, comme le prétend Eco, un « archiviste délirant », je veux bien être archiviste (oh, l’horreur…) – « délirant », c’est déjà fait…
« Il y avait là aussi, dans sa boîte en peluche
noire et en coton enveloppé de taffetas blanc,
la petite déesse de jade tenant un grand bouquet
qui passait d’une main à l’autre plus froide. »
(José Lezama Lima)
« Dans une arrière-cour, il nous dit qu’au cas où il serait capable d’aller à la campagne et, là, de s’étendre à midi sur le sol, de fermer les yeux et de comprendre, se distrayant des circonstances qui nous distraient, il pourrait résoudre immédiatement l’énigme de l’univers. J’ignore si cette félicité lui fut consentie, mais je suis sûr qu’il l’entrevit[*]
Il était capable d’être seul à ne rien faire durant de nombreuses heures. Un livre trop fameux traite de l’homme qui est seul et qui attend. Lui était seul et n’attendait rien, s’abandonnant docilement au doux écoulement du temps. Il avait accoutumé ses sens à ne pas percevoir le désagréable et à s’attarder à tout agrément[*]
Il s’abandonnait quotidiennement aux vicissitudes et aux surprises de la pensée, comme le nageur à un vaste fleuve…[*]
Autres choses furent ses mots, imprévisiblement agrégés à la réalité, l’enrichissant et la stupéfiant. »
(Borges à propos de Macedonio Fernandez)
« Une vieille histoire de Jack London me revient à l’esprit, où le héros, appuyé contre un tronc d’un arbre, s’apprête à finir dignement sa vie. »
(Ernesto « Che » Guevara)
« Guevara lit à l’intérieur de l’expérience, il fait une pause qui ressemble à un reste diurne de sa vie antérieure. Il est même interrompu par l’action, comme quelqu’un qui se réveille [*]
Pur mouvement dans l’action, mais fixité dans les conceptions politiques, absence de nuances. Seule la marche de la guérilla est fluide. Chez Guevara, il n’y a rien à transmettre, sauf son exemple, qui est intransmissible. »
(Ricardo Piglia)
« Je n’ai jamais senti comme aujourd’hui à quel point mon chemin est solitaire. »
(Le « Che » au Congo)
« Votre hypothèse est possible, mais sans intérêt, répondit Lönnrot. Vous répliquerez que la réalité n’a pas la moindre obligation de présenter de l’intérêt. A quoi je répliquerai que la réalité peut s’exempter de cette obligation, mais pas les hypothèses. »
( Jorge Luis Borges: La mort et la boussole)
Réplique définitive, qui ceint tout un pan de ce qui se fait de meilleur dans la littérature contemporaine ( qui peut parfois intersecter, mais N’EST SÛREMENT PAS ce que l’on se plaît à appeler son versant « postmoderne »…)
« Poète, ne donne pas ton livre, détruis-le toi-même. »
(Eduardo Torres, écrivain et critique fictif inventé, comme il se doit, par Monterroso)
« Mes lecteurs sont des lecteurs de commencements – c’est-à-dire des lecteurs parfaits. »
(Macedonio Fernandez)
Comme je voudrais pouvoir en dire de même des miens! (à supposer qu’il y en ait, en espérant qu’il n’y en a – mais pas trop, quand même…)
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« Nous pouvons imaginer nous aussi – pourquoi pas? – qu’Ulysse, tel Dante au Purgatoire, fut capable de transformer, par désir amoureux, les sirènes et leur chant. Nous pouvons l’imaginer, las des prodiges, lisant l’apparition, ainsi que sa voix ou son silence, comme quelque chose d’exclusivement personnel. Nous pouvons l’imaginer traduisant le langage universel des sirènes en une langue singulière et intime, dans laquelle il compose alors une autobiographie complète – passé, présent et avenir compris -, un poème miroir dans lequel Ulysse reconnaît, en même temps qu’il découvre, celui qu’il est vraiment.
Peut-être est-ce ainsi que fonctionne toute littérature. »
(Alberto Manguel: Nouvel éloge de la folie)
« Si quelqu’un me touche, c’est seulement moi qu’il touche, ce moi orgueilleux, qui ne laisse pas franchir son cloître, et non cet autre quelqu’un informe, vaste, neutre, qui agit dans l’obscurité.
Tu blesseras celui que tu peux blesser, celui qu’il n’importe pas de défendre, celui qui n’est rien.
Tu ne feras de mal à personne, tu feras du mal à ce personne qui me bouche le passage.
Ne crains rien. C’est mon gardien qui souffre. Celui qui doit se détacher comme un fruit que j’ai cultivé, dont j’ai usé et que je laisse. [*] »
(Rafael CADENAS: Celui qui est, tiré du recueil « Fausses manoeuvres »)
Tout comme Bolaño avec son « Henri Simon Leprince », cette foutue impression que c’est à moi que Cardenas s’adresse…
« Voilà ce que j’ai appris sur la littérature chilienne. Ne demande rien, car on ne te donnera rien. Ne tombe pas malade, car personne ne t’aidera. Ne demande pas à intégrer une anthologie, car on cachera toujours ton nom. Ne tourne pas le dos au pouvoir, car le pouvoir est tout. Ne sois pas chiche en louanges envers les imbéciles, envers les médiocres, si tu ne veux pas vivre une saison en enfer. »
( Roberto Bolaño: Entre paranthèses)
Ben, pour ce qui est de la française, c’est tout pareil, je le sais, tu le sais, nous le savons, mais c’est tout sauf une raison de ne pas le répéter, encore et toujours, qu’en dites vous, les amis?
Libre à qui en voudra, à qui en aura la patience, la force et l’envie (l’orgueil occulte aussi) de déifier (et sur l’heure plier, réifier, et – bien sûr, sans le vouloir – effacer) « le quotidien, c’est-à-dire ce qui est vomi, ressenti, insupportable à jamais » (Cortazar); je n’en suis pas, je n’en serai jamais…
« Lorsque la fin approche, il ne reste plus d’images du souvenir ; il ne reste plus que des mots. Il n’est pas étrange que le temps ait confondu ceux qui une fois me désignèrent avec ceux qui furent symboles du sort de l’homme qui m’accompagna tant de siècles. J’ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort. »
(Borges)
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