« On déchire la toile, on passe entre les lambeaux de ciel peint et au-dessus de quelques décombres et on s’enfuit dans la ruelle humide, sombre et étroite, qui, parce qu’elle est proche du théâtre, continue à s’appeler rue du Théâtre, mais qui est vraie et possède toute la profondeur de la vérité. »
(Kafka, cité Par Vila-Matas)
Pour celles et ceux qui ont, l’espace d’un jour, d’une heure, d’une minute, aimé mon travail, beaucoup, un peu, ou alors passionnément, qui sait? (« los imprescindibles »), tout comme pour qui ne l’a aimé guère, détesté même (non moins nécessaires ceux-là, loin s’en faut!), ces mots de Rilke:
« [*] la perte, pour cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession: elle la complète, si l’on veut, elle l’affirme: elle n’est, au fond, qu’une seconde acquisition – tout intérieure cette fois – et tout aussi intense. »
(2010)
« Parmi les plus belles scènes du « Guépard » il y a celle où le vieux prince, ayant approuvé le mariage d’amour entre son neveu et la fille du nouveau riche, pour sauver ce qui peut être sauvé, reçoit dans une danse la révélation de la fille: leurs regards s’épousent, ils sont l’un pour l’autre, ils sont l’un à l’autre, tandis que le neveu est repoussé dans le fond, lui-même fasciné et annulé par la grandeur de ce couple, mais il est trop tard pour le vieil homme comme pour la jeune fille. »
( Gilles Deleuze: L’image-temps/Cinéma 2)
Il faut, je crois, avoir l’âge de Deleuze quand il l’écrivit, ou le mien maintenant, pour comprendre de dedans le sens fort de ces lignes…
(2012)
Il t’avait semblé voir un canard, son sillon sur le lac au nom alangui – alangui, c’est bien le mot, voyelles s’entremêlant, se frôlant, s’accouplant, bleues puis noires – là, tout en bas, les aigus, les déliés, la batucada, la vie…
Mais il n’y avait pas de canard sur ce lac-ci, en tout cas tu n’en avais jamais vu, c’était encore un souvenir de cette ville lointaine, hautaine à en mourir, canaille, charnue…Te revint alors la voix que tu avais entendue la nuit d’avant alors que la douleur s’élargissait dans ta poitrine, cette voix aux tons disjoints, accomplie, apaisante, qui finit par te remplir tout entier: « Il faut que tout change pour que tout reste pareil« . Puis le murmure se fit indistinct, mais tu savais qui c’était, encore un qui avait tout compris, non parce qu’il était prince ou Sicilien, foutaises que tout cela, mais peut-être parce qu’il était vieux, pour avoir à ce point-là tout compris il fallait l’être…
Antonio n’aurait pas écrit cette phrase, t’es-tu dit, les mots peut-être, mais pas ce qu’ils évitaient de dire. Oh Antonio…Tu avais aimé ses livres, tous, depuis le tout premier, mais surtout ces deux-là, les oiseaux du peintre aux ocres et ors fluides et l’autre, à cause du titre déjà, il se fait tard, de plus en plus tard, pour toi n’en parlons plus, « seja o que Deus quiser« , comme ils disent par ici, foi ou pas, c’est un peu drôle…
L’élancement s’apaisa et tu te dis en riant tout seul qu’il te restait peut-être assez de temps pour compter les jours et les nuits qui viendront à manquer…
«C’est arrivé pendant son sommeil, ce que je peux vous dire c’est qu’il n’a pas souffert. C’est comme ça que ça se passe le plus souvent, à cet âge… »
(2005)
Je suis incapable d’expliquer pourquoi j’aime tant les films de Rohmer; je peux exhiber bien sûr mille raisons, l’une plus pertinente que l’autre, mais aucune ne rend justice à ce que ses films ont de si particulier, de si intimement lié à un monde, à une éthique (eh oui, les grands mots, ça a parfois du bon!), à une manière d’être qui bientôt ne seront que souvenir et qui sont également profondément miens…
(2011)
Comment oublier ce que j’ai ressenti le jour où j’ai compris, en parlant avec quelqu’un qui m’est précieux (au sens que la langue espagnole donne au mot…) que ce que je prenais pour une ultime et dérisoire tentation était en fait du désir, du vrai (rien à voir avec le sexe, c’est de littérature qu’il s’agit!)
Comme j’aimerais pouvoir en être certain…
(2012)
« Il y a des gens qui font de l’argent, d’autres de la neurasthénie, d’autres des enfants. Il y a ceux qui font de l’esprit. Il y a ceux qui font l’amour, ceux qui font pitié. Depuis le temps que je cherche à faire quelque chose! Il n’y a rien à faire. Il n’y a rien à y faire. »
(Jacques Rigaut)
Rien, en effet, ni personne – ni le monde en ébullition, ni les admirables dessins par deux fois « dégustés » au musée d’Orsay ou la plongée dans la beauté absolue dont Bill Viola me fit don, ni le Mundial brésilien (l’un des meilleurs à n’en pas douter au plan du jeu), ni le retour du soleil, ni la tonique et vivifiante lecture des derniers numéros du « Matricule des Anges » – n’est durablement parvenu à m’éloigner des drôles et drôlement vénéneuses vérités de maître Jacques, qu’il me semble mieux comprendre à chaque jour qui passe…
(été 2014)
Je suis toujours aussi ébaubi lorsqu’on me pose (sur un ton généralement sec, méprisant et plein de sous-entendus) la question qui tue: « Combien de livres publiés à ce jour? »; le même ton, sans doute, que celui employé par Staline demandant naguère à son allié et futur ennemi intime Churchill: « Le Pape, combien de divisions? »
(2011)
Lorsqu’on me la pose maintenant (ce qui arrive un peu moins souvent qu’avant, allez savoir pourquoi, hein…), je réponds invariablement: « je ne publie pas de livres, j’en écris, alors que d’autres font le contraire ». Je suis sûr qu’il n’y a pas, sur l’heure, plus grande récompense que le silence gêné de mon interlocuteur, tel étant pris qui croyait prendre…
(juin 2014)
J’ai pensé comme ça d’un coup que l’enfance, la vraie, c’est celle qu’on se choisit quand on est vieux, lorsqu’on sait qu’arrive l’heure d’achever ce voyage dont on ignore le sens et que pourtant l’on a, sans même nous en apercevoir, connu, possédé, fait nôtre…Il m’arrive aussi de penser à mes morts, de leur parler, de les entendre me raconter cette vie qui en fut et n’en fut pas une, me dire à quel point ils sont en paix, car de la leur il n’y avait rien dont ils eussent à rendre des comptes…Je sais aussi que nul ne me rendra ce qui fut perdu faute d’avoir eu la force ou la volonté de ne pas le perdre, attaché comme corde et pendu aux masques que l’on m’accrocha (même si je suis de leur choix seul responsable), pareils au vent sans nom ni traces qui au passage m’affranchit de l’espoir comme du doute…
(par – et avec – Tabucchi)
« Je suis toi, quand je suis moi. »
(Paul Celan: Eloge du lointain)
Déclaration à ne pas faire sans prévoir de solides garde-fous (car si « je est un autre », ce n’est sûrement pas « l’autre »), énoncé à ne surtout pas mettre entre des mains indues: Celan en prit le risque, et le paya fort cher, tout comme Nerval. N’imaginons surtout pas qu’il en irait autrement pour nous autres…
(2014)
Qu’est-ce que la fascination? Que vient-elle rompre? Par quels tours et détours nous aide-t-elle à nous perdre en ce qu’elle démêle, à nous sauver en ce qu’elle obture? Comment arrive-t-elle à nous traîner tout près de la bouche d’ombre? Je l’ignore, et bénis mon ignorance. Si je le savais, je n’aurai plus besoin d’écrire, mais toujours d’être fasciné, alors…
(2009)
« Ses lèvres étaient humides, comme si elles savaient encore ce qu’était le langage.
Il ne parlait pas.
Son regard ne touchait pas aux objets et aux êtres humains.
Ils venaient à lui. Ils passaient au travers de lui.
Ils perdaient leur nom, leur essence.
Ils étaient en lui, ils y sont.
Ils sont légers.
Présents et absents.
Sonores et muets.
Légers, très légers, lumineux.
Ils le visitaient.
Ils s’en retournaient.
Parfois tous venaient.
Revenaient encore,
Revenaient,
Ne revenaient plus,
Revenaient »
(Peter Härtling: Niembsch ou l’immobilité)
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