« Il est possible que tu ne sois jamais venu ici avec moi. Retourner sur les pas, mettre le pied dans la trace à reculons, mais on ne les retrouve pas toutes, effacées par les choses les mots – route maritime sans empreintes. »
(Danielle Collobert)
« A line, a white line, a long white line
A wall, a barrier, towards which we drove. »
(T.S.Eliot)
J’y serai bientôt – « littéralement, et dans tous les sens »…
Les mots de Tabucchi me sont revenus sans prévenir, sans que je comprenne comment ni pourquoi:
« La nostalgie de ce qui fut est parfois un tourment; mais la nostalgie de ce que nous aurions voulu que ce soit, de ce qui aurait pu être et ne l’a pas été, est davantage intolérable. »
Mais que dire, que faire lorsque dans les recoins de la perte c’est la mort elle-même qui nous dévisage, lorsque les deux récits, celui du rêve et celui de l’arrêt absolu, se superposent, se répondent, s’annulent?
Lisez ce joyau absolu qu’est « L’île à midi » de Cortazar (dans « Tous les feux le feu ») et vous comprendrez d’emblée ce que je veux dire…
« …l’amitié noire donne de la bande, sépare ses faux prêtres, s’éloigne en pleuvant, puis appelle en bout de piste l’adolescent d’hermine, passeur de la peine, aux abords d’une aurore où partir en fumée est déjà beaucoup, énorme même, tout peut-être. »
( François Girard)
C’est bien beau de savoir qu’il ne faut même plus penser à cela, comme nous le glissait à tout bout de champ et de toute sa perfide superbe l’adolescent absolu de Charleville, beau petit salaud qui nous planta au milieu du gué, en gueulant « débrouillez-vous! », mais sans jamais nous dire comment faire…
« Je ne suis pas très éloigné à présent de la ligne d’emboîture et de l’instant final où, toute chose en mon esprit, par fusion et synthèse, étant devenue absence et promesse d’un futur qui ne m’appartient pas, je vous prierai de m’accorder mon silence et mon congé. »
(René Char: À une sérénité crispée)
M’éprouvant modeste, je n’aurai pas le courage d’élever le pilier interrompu jusqu’au faîtage qui clôt la demeure que tu donnas en partage, mais qui pour l’heure ne nous est pas commune.
N’étant pas humble (cela aussi je te le dois, comme la promesse qu’ils « s’habitueront »), j’ai toujours su que j’aurai un jour l’audace désespérément ferme de faire miens tes mots sans rien trahir ni accroître, de faire du leurre que d’autres s’obstinèrent à y voir voeu et sillon, grand dehors .
Ce n’est que maintenant (alors qu’approche l’heure que l’on sait tous deux délestée de tous dons et preuves) que pour de vrai « je suis tel que je t’imagine », mots tracés il y a longtemps déjà au nom d’un futur venu me rejoindre, me veiller, m’aguerrir, me montrer, de « l’index dont l’ongle est arraché », le sentier aveugle où l’on chemine sans laisser d’empreintes…
Même Shakespeare (qui, selon Hazlitt, Borges et quelques autres – et comme ils avaient raison!) fut « tous les hommes », finit un jour par cracher le morceau: « Chaque mot que j’écris trahit presque mon nom » – eh oui, incroyable, mais vrai, c’est de la plume du grand Will – à qui s’fier, je vous l’demande…
(2011, sur le chemin d’Edinburgh)
Dans l’ambiance à la fois frénétique, impersonnelle et feutrée de l’aéroport de Guarulhos, je me suis mis, Dieu sait pourquoi, à rêver des surprenants « espaces palimpsestes » de Patrick Baillet (parcourus il y a un peu moins de deux ans chez Alexandre Lazarew, rue du Perche), fascinante copulation des contraires pour que surgisse, hypnotique, inespéré, le troisième terme…
« Je fus celui qui déambula dans des rues qui vous sont familières, qui sut ce que savent les hommes, qui connut la rumeur de la mort, qui fut ensuite des mots, puis leur souvenir, et qui demain sera l’oubli, l’infranchissable oubli »
(Borges)
Avis aux puristes: citation faite de mémoire, soyez donc indulgents…
« Il avait parfois le sentiment vif de ces joints mal étanches de sa vie où la coulée du temps un moment semblait fuir et où, rameutées l’une à l’autre par un même éclairage sans âge, le va-et-vient des seules images revenait battre comme une porte. »
(Julien Gracq)
Lenteur reconquise et sans prix, tout comme le temps par son entremise réapproprié; non pas celui, émietté, démantibulé, déchiqueté, que vous baptisâtes impudemment « réel » pour tenter de mieux nous soumettre et décerveler, mais le temps long, celui de l’écriture, des lectures, du regard, de la mémoire, de l’écoute, de la pensée, de ces mythes que vous proclamiez « moisis » (et qui le sont bien moins que vos certitudes par avance mitées, elles) et, surtout, de l’inébranlable espoir qu’on peut l’attirer de notre côté, le Temps-Roi, pour peu que nos vies s’y vouent, s’y plient et s’y inscrivent…
“Long for me as I for you, forgetting, what will be inevitable, the long black aftermath of pain.”
(Malcolm Lowry)
« J’ai rêvé que je faisais un 69 avec Anaïs Nin sur une énorme dalle de basalte. »
(Roberto Bolaño: Trois)
Ô combien rassurant de réaliser que l’immense Chilien et moi, l’indigne, pouvons partager, sans espoir ni honte, le même fantasme…
« Il est vrai qu’aux enfants / jamais ne suffit la réponse…Ainsi jouent-ils avec l’armoire des secrets / et pour finir ils en emportent la clef en eux-mêmes »
(Vladimir Holan: Une nuit avec Hamlet)
« Aux enfants », oui – mais au sens le plus ample, bien entendu…
« Chaque oeuvre d’art isolément a un sens indépendant du désir de prodige qui lui est commun avec toutes les autres. Mais nous pouvons dire, à l’avance, qu’une oeuvre d’art où ce désir n’est pas sensible, ou il est faible et joue à peine, est une oeuvre médiocre. »
(Georges Bataille)
Ce qui explique sans doute pourquoi il y en a tellement…
Par des voies repolies, elle me hantait, comme il en est de tout homme…
Plus maintenant: ni épreuve, ni assentiment, mais attente qu’on aiguise, purge des temps, éveil voué au témoin qui jamais ne viendra…
Heurt, pas davantage, ou alors obstination qui mutile – mais balafre sur la joue des heures, hasard aboli, mais par LE SEUL coup de dés…
Ce qu’à sa pointe s’offre n’est ni signe ni simulacre.
Pas signe, non: valant, celui-ci, pour tout et tous, mais biffant – par là-même – l’aléatoire foisonnement du monde.
Encore moins simulacre, où jamais l’on n’offre ce qui au troc se refuse, alors que toujours l’on prête pour mieux affermir ses possessions…
Mais le Lieu où l’on avance d’un pas léger, sans y inscrire d’empreinte, sans être vu ni jugé, sans révéler, sans réfuter, où l’on est Un et séparé, roue et flèche, réitéré et épars…
Vouloir se l’approprier, c’est vouloir jouir d’un trésor qui ne nous appartient pas, de ce que l’on ne garde et cache que pour remettre un jour à autrui le leurre qu’il recèle.
(2012)
[Nota du 17 juillet 2014: je suis persuadé que les surréalistes auraient compris mieux que personne ce qui suit, car il m’est apparu à l’évidence que ce texte – écrit bien avant la première visite de l’exposition Bill Viola (il en en eut plusieurs autres, la dernière en date hier après-midi) – ne prend corps et ne fait sens qu’en rapport avec ce que j’y ai vu et entendu. Le ressenti qui s’y fit jour est néanmoins à l’opposé de ce que Viola lui-même, et de nombreux critiques lui emboitant le pas, ont mis en avant, à savoir que c’est du temps qu’il y serait question, alors que moi je n’y ai perçu que des lieux, de mort, de lenteur, de beauté ou de mémoire, ou peut-être même ce LIEU qui enchâsse le temps alors que la réciproque n’est jamais vraie, celui dont Mallarmé disait somptueusement que « RIEN N’AURA LIEU » sauf Lui, « EXCEPTÉ PEUT-ÊTRE UNE CONSTELLATION » – qui y était d’ailleurs également présente…]
« Nous ne sommes rien ; c’est ce que nous cherchons qui est tout. »
Cela tient du miracle (renouvelé) que de sentir avec ses tripes qu’il n’y a pas une ligne de Hölderlin qui ne « rende présent ce qui n’a pas de limites »…
Je ne réponds jamais pas à ce genre de questions, mais si on m’avait demandé quel est le roman (non pas « du siècle », ou « le meilleur » ou d’autres sornettes du genre), avec lequel je me suis le plus identifié (conception générale – à savoir une « vie », au sens que Michon donne au mot -, qualité de l’écriture, destin et densité des personnages), j’aurais probablement répondu: « Niembsch ou l’immobilité » de Peter Härtling, même s’il y a quelques autres qui me l’auraient sans doute fait un peu regretter…
« Tous les grands textes que je lis me font cet effet. J’ai l’impression que leur auteur en maîtrise totalement la formulation, mais ne maîtrise pas le savoir qui serait au coeur de cette formulation: comme si certaines phrases avaient le don d’enclore à la fois une extrême force émotionnelle et un mystère total, comme si le langage avait parfois des noeuds. »
(Pierre Michon: Le roi vient quand il veut)
Celui qui ne l’a pas une seule fois ressenti, mais ressenti vraiment, dans sa chair, avec ses tripes – je m’excuse, mais c’est comme s’il n’avait jamais écrit, et rien lu…
« Si vous m’entendez sangloter, n’entrez pas, j’écris. »
(Raymond Roussel)
Comme Ulysse, il cherche de n’être personne, pour sauver de toute prise du pouvoir quelque chose de sien, une vie à lui : lisse, cachée, marginale, mais sienne. »
(Claudio Magris à propos de lui-même)
Fierté d’avoir tenté dès la source de vivre de la sorte, joie de penser que cela toujours vaut pour qui ne se contente pas d’exister – nos semblables et frères…
« En tant qu’écrivain, je suis gnostique, et c’est de l’inconnu que je me nourris et m’abreuve. »
(Cynthia Ozick)
Tout pareil…
Livre extraordinaire d’enthousiasme, d’intelligence, de subtilité, faisant littéralement corps avec les oeuvres choisies, leurs fiefs, leurs fluctuations , leurs timbres, leurs couleurs, leurs poids, leurs tonalités, leurs (si) diverses manières de se coltiner le réel ou de s’en affranchir (mais en nous rappelant à chaque instant qu’elles ne se sont pas « faites » toutes seules), en arrivant à fouiller leur intimité tout en sachant préserver la juste distance et l’angle d’ombre, les accompagnant dans leur genèse, leur respiration, leur copulation, nous faisant presque physiquement « voir » – une fois de plus, mais d’incomparable manière – qu’en (grande) littérature, tout finit par être ce qu’il doit, à condition que rien ne soit ce qu’il paraît…
(toutes les citations en sont extraites)
« Misérable miracle, de ceux qu’on nous réserve parfois pour que nous puissions deviner quelque chose de ce qui fut, qui pourrait être ou avoir été, sans remords, sans repentir »
C’est ce qui fut et toujours sera (le présent ayant ses propres juges), mon malheur et ma plus grande chance: celle ne n’avoir regretté QUE ce que je n’ai pas fait, dit ou écrit – le possible, jamais l’accompli…
« Le moment arrive toujours où l’on comprend que l’illusion des jours, ou leur musique, est parvenue à son terme » [*] « temps sans échappatoire et sans remède » [*] « temps que je porte en moi, qui nous a emprisonnés pour que nous soyons ce que nous sommes »
Pour être DEVENUS ce que nous sommes, mais qu’en fait de tout temps, depuis le premier état constaté, l’on était: hélice ou spirale, et non pas cercle, ne s’élevant que pour toujours rebrousser chemin, récidivant, ressassant, redisant – nous n’en démordrons pas, jusqu’au dernier souffle…
Tout en sachant qu’il nous faudra affronter « ces heures qui ne peuvent revenir, car pour redevenir ce qu’elles furent, elles devraient être ce qu’elles furent, et cela ne se peut »: nulle part, jamais, et pour personne…
« You say I am repeating
Something I have said before
I shall say it again
Shall I say it again? »
(T.S.Eliot)
Oui, sans désemparer, car inlassable se doit d’être le murmure (inépuisable, je ne sais pas, ne sais plus) tant qu’il y aurait ne serait-ce qu’une voix qui l’éraille: écho donné de surcroît, effraction qui ressasse, efface, comme ses pesants gardiens: signes recrus, bourgeons caducs, errante mesure, jours rétrécis, vœux en vain accourus au chevet de la Chute…
« La verità è sempre un pò più grande del vero. La verità parla per iperboli esatte: Portate via il mio cadavere, dice Edipo. »
(Cristina Campo)
Mon Dieu, qu’elle était belle, comme éclairée de l’intérieur par une indomptable lumière, plus mienne depuis longtemps, jamais tout à fait effacée à vrai dire, écho assourdi d’une soumission et de consolations dont je ne veux plus…
« Notre destin [*] n’est pas épouvantable parce qu’il est irréel, mais parce qu’il est irrécusable et de fer. Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le fleuve; c’est un tigre qui me dévore, mais je suis le tigre; c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu. Le monde, malheureusement, est réel; moi, malheureusement, je suis Borges. »
(Jorge Luis Borges)
De réel il n’y a que le Réel, pas le monde; nous, malheureusement, nous sommes ce que nous sommes…
Pas trop peur de ce voyage qu’on dit dernier…
« Léger est le sommeil dans les étendues nomades. » (Mandelstam)
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