« Je ne retiens pas par cœur tous les poèmes que j’ai écrits, mais seulement les quelques motifs qui me déterminent à en écrire d’autres… »
(Nichita Stanescu)
« Il a souri, m’a-t-il semblé, mais les hommes sourient toujours quand ils ne comprennent rien. »
( Giovanni Papini: Le miroir qui fuit)
« Ferruccio disait que celui qui écrit pour commenter la vie pense toujours que son commentaire est plus important que ce qu’il commente, même s’il ne s’en rend pas compte. »
(Antonio Tabucchi: Tristano meurt)
Ah, qu’elle fait du bien l’impitoyablement amère lucidité de Tabucchi, laquelle nous aide, comme peu d’autres, à littéralement TOUCHER DU DOIGT QUI ET CE QUE par-dessus tout je déteste et n’accepte pas, en littérature comme ailleurs – car ils sont légion, ceux pour lesquels leurs actions ou alors leurs écrits « sur » la vie sont bien plus importants que la vie sur laquelle ils croient avoir agi et écrit, croyez-moi, légion…
« Tout n’est que cendre désormais tout n’est que cendre mais
De cette cendre sort un qui porte sa peau et le couteau
Pour couper soi de soi (qui sera soi tu ne le sais
Pas : la tête est encore infime et blême dans des hauts).
Dans l’épaisseur de suie de mélancolie, va, accélère — c’est
Au cinéma, les brutales nuées roulent des manches sur
Des lividités inapaisées. Sens la peau de tes joues fur
Ieusement tirer les brides, hennir dans les cuirs ou corsets :
Tu es dans le baquet des épidermes bleus, des porcelaines de genoux,
Des ventres concaves, des os de transparences. L’aigre mot
De rance te rince de vomissures. Ou c’est (plage) ta mère sous
L’œuf, l’ardeur safran, le poids de paillasson des nuées,
Les seins d’été dans un bonnet d’âne épouvantablement
Blanc que califourche minuscule dans la contre-plongée
Toi, flou de sueur ou larmes ou du blanchissement du temps. »
( Christian Prigent: Météo des plages)
L’inédit de Bukowski dont on a beaucoup parlé récemment (il s’agit de sa réponse à un jeune poète qui lui avait envoyé un manuscrit) m’a irrésistiblement fait penser, sinon au fameux adage: «Accroche-toi au pinceau, je retire l’échelle!», du moins à l’immortelle réplique de l’administration concernée dans le sketch que Coluche a consacré à son ouvrier de père et où celui-ci réclamait ce qui lui semblait revenir de droit: «Dites-nous de quoi vous avez besoin, on vous dira comment vous en passer…»
Feindre de croire que les propos de Bukowski puissent s’appliquer à la situation française en 2010, en particulier pour ce qui est de la « poésie » (les guillemets sont liés au fait patent que ce que ce mot veut dire – comme d’autres, tel le mot « oeuvre » – je n’en sais rien, alors que je sais par contre fort bien reconnaitre si de poésie ou d’oeuvre, il n’y en a point – quel que puisse être le degré d’ouverture ou d’indulgence dont je me sais capable de faire preuve) relève, dans le meilleur des cas, d’une quantité d’innocence se mesurant en centaines de tonnes, au pire, à une conception tout à fait particulière de l’honnêteté intellectuelle, tant la réalité d’un jeune poète (ou, par extension, de tout « nouveau » dans le « métier » – parole que triplement j’abhorre, mais qu’à mon corps défendant je me vois contraint d’utiliser, faute de mieux) souhaitant faire publier ses écrits a peu, très peu à voir avec les conseils que Bukowski lui prodigue…
Oh, faut pas croire, je l’aime beaucoup, lui et ce qu’il représente, mais comment ne pas mettre tout de même un sérieux bémol à l’enthousiasme général:
a) il est très facile de donner ce type de conseil alors qu’on est déjà « arrivé » (qu’il ait dû galérer comme pas possible avant, c’est incontestable, mais n’a rien à voir avec notre propos!), se faire plaisir en exhibant, hilare, un tranchant, mordant, ironique et corrosif morceau de bravoure à mettre postérieurement dans les manuels et qui fera sourire ou carrément s’esclaffer les autres « arrivés » comme lui, mais cela n’aidera en rien les jeunes écrivains en question… C’était bien plus difficile et éprouvant, j’en conviens, d’en recevoir certains, oh pas tous, un tout petit nombre, juste ceux qui lui semblaient apporter quelque chose de nouveau, de fort et de vrai, et de les aider concrètement à arriver à bon port, parce que lui aussi y croirait, et qu’il avait les moyens de le faire; apparemment Bukowski n’a pas guère foi en ce que peuvent être et apporter les « passeurs », les Paulhan et compagnie sont sans doute une invention de notre esprit enfiévré, nous commençons d’ailleurs à nous poser de sérieuses questions à ce sujet…
b) Bukowski est américain, nous ne connaissons absolument pas le fonctionnement du monde de l’édition là-bas en son temps (pas plus que maintenant d’ailleurs!), ce que nous savons, par contre, c’est qu’actuellement en France dans (soyons gentils, allons!) 60 à 75% des cas les manuscrits envoyés sont, avec un peu d’optimisme, lus par bribes ou «en diagonale», ou alors, bien plus lucidement et crûment dit encore, la proie, en direct ou en différé, des corbeilles à papier, faute de temps, de moyens, d’envie tout simplement s’agissant de « poésie » (pour ce qui est de l’édition numérique, remplaçons cela par un doigt courroucé, lascif, indifférent ou vengeur effaçant d’un trait le tout…) Il reste, bien sûr, les 25-40% autres, quelques exemples quand même chez les «grands», et une majorité, sans doute, chez les plus « petits »…
Mais je n’arrive pas à saisir les raisons pour lesquelles certains se refusent à admettre cette réalité connue de tous, et rappelons, pour ne prendre que ces deux exemples, que Jean-Pierre Duprey a envoyé ses premiers écrits à Breton et le jeune Dupin à Char et non pas à des «directeurs littéraires et éditeurs» où les manuscrits auraient probablement connu, même en ces temps à l’abri – et fort heureusement d’ailleurs – de l’inflation du nombre de « poètes », ou se considérant tels que nous connaissons aujourd’hui, le bien triste sort que je viens d’évoquer;
c) Bukowski a parfaitement le droit de penser ce qu’il veut, mais, outre qu’il peut se tromper, une opinion contraire à la sienne n’est pas, par définition, moins valable et moins légitime (j’en sais quelque chose, car correspondant, rencontrant et parlant avec pas mal de gens «du métier» au sens le plus large, eh bien, beaucoup non seulement admettent du bout des lèvres, mais affirment haut et fort que dans le monde de l’édition « traditionnelle » d’aujourd’hui et s’agissant de « poésie », aucune chance véritable au niveau d’exigence auquel l’on se doit d’aspirer ne saurait s’offrir sans «passeurs», relais et réseaux, c’est comme ça, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais de la prise en compte d’une réalité, rien de plus…(nous tenons à préciser que, pour eux, comme pour moi d’ailleurs, il ne s’agit NULLEMENT de «pistons» ou d’obscures et troubles «relations», mais de gens ne connaissant ni d’Eve ni d’Adam l’aspirant-auteur, mais qui, ayant eu l’occasion de lire ses écrits, les apprécient au point de vouloir l’aider à les rendre «visibles» et à portée d’un plus large public de lecteurs)
Les jeunes poètes n’étant, en règle générale, guère friqués, et n’ayant donc point vocation d’enrichir l’administration des Postes (ou encombrer les boîtes à messages des éditeurs numériques) l’on comprendra aisément mes sérieux doutes et mon indignation si la seule solution s’offrant à eux était celle préconisée dans ses préceptes par le grand Charles, d’autant qu’ils le feront, dans la grande majorité des cas, en pure perte…
La mise en partage « institutionnalisée » de « l’oeuvre » – pour peu qu’elle le doive ou puisse, que l’on se trouve dans des conditions à même de respecter le choix fondamental, difficile et toujours vacillant de qui l’envisage – ne saurait, à notre avis, procéder QUE d’une vraie rencontre, relever QUE d’une succession d’actes qui tiennent, si les mots ont un sens, de l’élection et de la reconnaissance , où il n’appartiendrait pas forcément à celui qui a déjà fait sa part de travail (puisque « l’oeuvre » est là, visible pour peu que l’on se dispose à la voir) de faire le premier pas…Tout autre déroulement pourrait conduire l’ensemble des acteurs (celui qui écrivit, donc produisit, celui qui, éventuellement, lut et aida à faire passer, celui, enfin, qui reçut et se résolut à donner à voir à une plus large échelle) à une frustration certaine sur le moyen et long terme, pire encore, au malaise immanquablement lié au sentiment de trahir ce que chacun, à sa place et dans son rôle, est, ou se devrait d’être. Que j’arrive à en convaincre le plus grand nombre, c’est une autre histoire. Toute l’histoire…
(2010)
[Nota de juin 2014: pas une virgule à retrancher, mais le saint et noble courroux qui présida à l’époque à la rédaction de cet article ne laisse pas suffisamment voir le fait – essentiel – que je me faisais en l’occurrence l’avocat d’une cause qui ne me concerne en rien directement, puisque je peux certifier sur l’honneur ne JAMAIS, au GRAND JAMAIS avoir envoyé de manuscrit à quel éditeur que ce soit, papier ou numérique…]
« Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d’ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges »
(Chateaubriand à propos de Joubert)
Excellente idée, ma foi, sauf qu’il me faudra dans ce cas ne montrer la bibliothèque qu’aux intimes, certaines couvertures étant destinées à devenir du coup vergogneusement amples…
« Les choses croient que nous partons et se sentent en sécurité. »
(Katherine Mansfield)
C’est sans doute pourquoi si souvent je les envie…
Oui, tout est là, dans cette « willing suspension of desbelief » dont parle Coleridge, qui rend l’accueil chose de (presque) tous, et la perte, de peu, bien peu – et comme c’est bien qu’il en soit ainsi!
« Deux jours plus tard il s’en est allé, mais je savais qu’on ne peut pardonner certaines choses qu’à ceux qu’on ne reverra jamais. Le pardon, parfois, ne supporte pas la proximité. »
(Antoni Casas Ros)
Faux, mais beau – comme tant d’autres choses…
«Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. »
(Jean Genet: L’atelier d’Alberto Giacometti)
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