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Archive for mars 2015

« Ô joie de comprendre, plus grande que celle d’imaginer ou de sentir! »
(Borges: L’écriture de Dieu)
Comprendre, oui, au sens le plus tranchant du terme, et c’est encore Héraclite (tel qu’admirablement lu par Heinz Wismann dans « Penser entre les langues ») qui va nous aider à mieux y voir dans l’inaugurale obscurité qui ne fait qu’un avec la clarté, car « l’Un est deux. L’Un, c’est les contraires. »
Car – nous rappelle Wismann – selon Héraclite « toute diction est contradictoire, se contredit elle-même », ou, tel que transcrit en termes modernes par le philosophe allemand, « le signifiant contredit toujours le signifié, ou le dire contredit le dit. »
S’il est vrai qu’Héraclite perçoit le logos comme un chemin, ça l’est d’une manière excluant toute univocité, car le même chemin qui nous porte dans une direction va en même temps dans le sens contraire (« est aussi dans mon dos ») Or le logos auquel se réfère Héraclite, « ce n’est pas la raison, mais le langage », là même où se conjuguent et s’affrontent, se battent et s’ébattent signifié et signifiant, « la chose dont on parle, et cette chose qui parle de la chose dont on parle », d’où il vient que tout discours ne fait, pour qu’il soit au sens fort, que rendre aveuglant le déchirement « entre ce qu’il dit et ce qui lui permet de dire ce qu’il dit, et qui dit le contraire. ».
Lorsque Char touche du doigt chez Rimbaud cette vérité singulière, intuition à vif nous assénant que dans ses écrits « la diction précède d’un adieu la contradiction« , pense-t-il nous faire voir autre chose? Oui, et non, car s’il n’y a pas discours (ou, pour ce qui nous occupe, écriture) qui vaille sans travail sur le langage, celui-ci est affecté, quoi qu’on en ait, d’une ambiguïté constitutive, puisqu’il peut (veut?) parfois (souvent?) signifier la tentative d’abolir « la différence insurmontable entre ce que le langage dit et le dire même du langage », effort nullement dérisoire, louable même, mais levant irrémédiablement celui qui l’entend ainsi à l’impossible, Sisyphe heureux ou malheureux selon, mais Sisyphe quand même dès lors qu’il se refuse à admettre la contradiction comme substance même du faire poétique, la métaphore et l’oxymore comme ses gardiens – autant vrais qu’implacables.

« Dans la carrière philosophique, celui qui gagne est celui qui peut courir le plus lentement, ou celui qui arrive dernier à la ligne d’arrivée. »
En somme, tout le monde – pour d’obscures raisons Wittgenstein semble avoir oublié la fable du lièvre et de la tortue!
Dommage qu’il n’en soit pas de même pour ce qui est de la littérature…

« L’envers vaut l’endroit, il fallait s’y attendre. »
(Jacques Rigaut)
Je n’aime pas trop les définitions, mais je reprendrais bien à mon compte celle dont on affubla, à juste titre me semble-t-il, notre suicidé absolu: « excentré » (rien à voir avec « excentrique », grands dieux non!): inclassable, singulier, hors courant, école, mouvement, coterie, rayonnage, affectation, hors marges même, car pas d’espace cadastré, pas de centre – le type même d’écrivain que notre pauvre époque abhorre…

« Il ne faut pas multiplier le nombre des entités au-delà de ce qui est nécessaire. »
(Rasoir d’Occam, XIVème siècle)
Tout à fait: ni écrits, ni amis, ni rencontres, ni choses, ni espoirs, ni attentes, ni vanités de toute sorte: z’avaient tout compris, ces médiévaux, y’a pas à dire!

« La névrose a acquis sa puissance la plus redoutable, celle de la propagation contagieuse: je ne te lâcherai pas tant que tu ne m’auras pas rejoint dans cet état. On admirera la discrétion des anciens névrosés, de type hystérique ou obsessionnel, qui ou bien menaient leur affaire tout seuls ou bien la menaient en famille: le type dépressif moderne, au contraire, est particulièrement vampirique ou venimeux. Ils se chargent de réaliser la prophétie de Nietzsche: ils ne supportent pas qu’une seule santé existe, ils n’auront de cesse de nous attirer dans leurs rets »
(Gilles Deleuze: Entretiens avec Claire Pernet)
Nous leur avons échappé jusqu’à cette heure, et, compte tenu du temps bien serré qui nous semble encore imparti, il n’y a aucune raison que ça change – vraiment aucune!

« El sueño de uno es parte de la memoria de todos » (Borges)
Ne te laisser dévoyer que par l’errance chasseuse, celle qui lève à l’enclos des jeux, à la persévérance des rets, aux lieux où s’effritent les puissances adjuvantes – biens fuyants, brèches dégarnies, reîtres en déroute…
Plus rien, alors, sinon l’envie de jongler, achever le bond, duper l’éveil, t’unir au balbutiement de la bête jaillie de sa bauge, par toi livrée aux gains chancelants, aux visées fortuites, aux ablations de la perte…

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ext cont

Les usines à gaz de la parole tournent à plein régime. Alors que les autres ferment, sont vendues, délocalisées, abandonnées, oubliées, se font friches, herbes folles, verre cassé, fonte rouillée, elles, au contraire, prospèrent, produisent, reprisent, recyclent, tout et n’importe quoi, comme ça vient, comme ça peut. (Quoi de plus normal, me direz-vous, « par temps de détresse »? De grâce, ne mêlons pas l’immense Hölderlin à ces fumées, vous répondrai-je, ce n’est VRAIMENT pas de la même détresse qu’il s’agit.)
Les usines à gaz de la parole prolifèrent, étendent leur domaine, travaillent au corps l’époque, font et défont l’air des temps qu’elles polluent. Elles ne sont guère haïssables (pour haïr, il faut de la chair, de la substance, et il n’y en a pas, ou si peu), pas même méprisables (on ne méprise pas le rien, on l’ignore) – juste pitoyables. La pitié étant, de tous sentiments, peut-être le plus lamentable, dégradant qu’il est tant pour qui en est l’objet que pour qui l’éprouve (rien à voir avec la compassion, qui est, elle, tout autre chose!), cela explique sans doute pourquoi je me tiens toujours plus loin – non pas (pas du tout, même!) de ce qui se fait de mieux aujourd’hui en littérature (toutes tendances confondues dès lors qu’il y véritable travail sur la langue, la renouvelant, la malaxant, la cajolant, l’éprouvant, mais veillant à ce qu’elle consente, en l’y aidant un peu s’il le fallait, à rester « maîtrisée, tenue et jouissant d’être tenue », pour reprendre la superbe formule de Michon), comme on s’est parfois évertué à vous le faire croire – mais bel et bien de pans entiers (oh ça oui!) de ce que j’appelle depuis toujours (et c’est loin d’être un éloge – des deux mains je signe et j’assume!) « l’extrême contemporain », degré zéro du plaisir de texte.

baudruche

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m l Malcolm Lowry

s p Sylvia Plath

                                                                              À François Girard

Il faisait beau avant-hier, une vraie journée de printemps, Je me promenais paisiblement dans le Jardin des Plantes et puis tout d’un coup, sans que je sache comment ni, surtout, pourquoi, me vint à l’esprit l’épimeleia tou thanaton , cet art de penser à la mort que Platon nous laissa, comme tant d’autres concepts, en bel et sévère héritage (peut-être – qui sait? – d’avoir, un peu sans m’en apercevoir, atteint cet âge où il n’y a plus que le passé à venir, et d’avenir que ce que la mort se charge d’effacer, d’oblitérer, d’emporter, elle qui comme par mégarde se joue de ce corps qu’elle mue en chose inerte que d’autres manipuleront, dissèqueront, interrogeront sans ménagement…)
De la mort obliquement ou fièrement choisie, il n’y pour moi rien qui se puisse dire « avant », car elle tient, plus que tout, de l’événement (en forçant un peu le sens badiousien du mot), à savoir ce qui advient et ne saurait se répéter, singularité sans retour, exception sans faille, à la fois clôture absolue et source de ce qui va « perdurer » (mais comment? au nom de quoi? pour qui?), seule vérité, peut-être, à laquelle ceux qui restent pourront accéder, et qu’inlassablement ils fouilleront sans jamais en dissiper les angles d’ombre…
Je me souviens de la première fois où j’ai écouté l’enregistrement (grésillant et ô combien émouvant) de plusieurs poèmes (« Lady Lazarus » et d’autres) lus par Sylvia Plath elle-même, de cette voix claire et lisse, sans cri au secours, sans hystérie aucune, évoquant posément cette espèce de rite initiatique renouvelé, donnant droit – à qui il est donné de pouvoir continuer – d’encore plus pleinement vivre et écrire, appréhendant l’approche de la fin comme une manière de l’exorciser à peine, une activité risquée, certes, mais à laquelle l’on peut survivre. Rien à voir, non, vraiment rien, avec la plongée visant, non pas la mort, mais le « non-être », pour reprendre les termes d’Artaud – rien à voir non plus avec le désespoir de Pavese, l’ennui sans issue rendant dérisoire jusqu’au saut dans le noir dont Rigaut, dandy lucide et preux de l’inutile, affichait dès longtemps la venue qu’il promenait fièrement « à la boutonnière » ou le tourment alcoolisé d’un Lowry ou d’un Fauser – rien, surtout, avec la vaine gloriole d’un geste s’éprouvant à tort inaugural, d’un achèvement se voulant sans jamais en être ce renouveau apte à briser les barreaux que la vie érige pour protéger le côté « prison et poison » qu’il arrive au temps de revêtir, ce dépouillement se rêvant réappropriation et apaisement, lesquels ne sont, même pour les sincères, que grandiloquente illusion, et ne peuvent être que cela, jamais autre chose, tant il est vrai qu’il n’y a pas à proprement parler de « temps retrouvé » – ni pour eux, ni pour moi, ni pour personne…

j fJörg Fauser 

J R  Jacques Rigaut

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bouddha

« Agir sans but ni profit est la bonne attitude. »
(Dōgen Kigen )

« Si le problème a une solution il ne sert à rien de s’inquiéter, mais s’il n’y a pas de solution, s’inquiéter ne changera rien. »
(Bouddha)

 

                                                                    À Isabelle Pariente-Butterlin

À la question « ce qui est sans but est-il vain? », j’aurais envie avant tout de répondre que l’association « but/ vanité » n’a de sens que si le temps est cru, voulu et perçu comme étant linéaire, affecté d’un commencement (« événement fondateur ») et d’une fin, impliquant donc un avant et un après, une évolution (le plus souvent conçue comme progression) et une eschatologie.
Dans l’univers des sociétés traditionnelles, où les travaux et les jours sont marqués par l’immuable ou le répétitif (qu’il s’agisse de la cosmogonie, des saisons, des éléments), rien n’est vain ni ne saurait l’être, soit parce que tout a un sens et tend vers un but (avoué ou caché, assumé ou secret), soit parce qu’un inflexible destin entraîne et prédétermine le devenir des êtres et les choses – le fait de l’accepter libérant ceux qui s’y plient du poids des choix et de l’avenir, pointant par là même la vanité de toutes visées pour ceux dont la philosophie de vie les conduit à se soustraire précisément à leur tyrannie (les lignes que Mircea Eliade a consacrées à ce sujet restent décisives)
Il en va (presque) de même de l’Orient extrême tel qu’incarné dans le bouddhisme. En effet, pour le Shakyamûni, c’est précisément l’attachement à un but (lequel implique qu’il y ait, nécessairement, attente, désir et espérance)) qui fait que l’on souffre. Qu’il y ait un but n’est en soi ni bon ni mauvais: ce qui mène à la souffrance, ce sont les agissements visant à y parvenir et le refus de s’en dessaisir.
L’illusion que tout but (quelle qu’en puisse être la nature et la structure) immanquablement enchâsse, c’est précisément celle consistant à imputer à l’objectif à atteindre (et ce, au sens le plus large du mot) la capacité de combler le manque qui y est toujours sous-jacent (ce qui implique que l’on se condamne à indéfiniment rester sur la Roue sans jamais tenter de s’en échapper)
Il est dès lors tout à fait loisible pour qui adhère à cette philosophie de se demander s’il est tout simplement envisageable d’affecter à nos actions une quelconque « valeur » dans la mesure où ce qu’elles tendent à accomplir, produire ou modifier est de toute façon condamné à éternellement disparaître et réapparaître…
Les Grecs étant ensuite passés par là (dans le plein et meilleur sens du terme, qu’il s’agisse des présocratiques, des épicuriens ou des stoïciens), mon idée de la plénitude s’est radicalement détachée tant de celle prônée par les trois religions monothéistes que de celle liée à la « circularité » (qu’on l’accepte ou que l’on veille s’y soustraire) à laquelle nous revoient les pensées « premières » ou orientales (avec lesquelles, il me faut le souligner avec la plus grande force, « l’Éternel Retour du Même » n’a, en dépit des apparences, que de lointains rapports – qu’il nous suffise d’écouter avec l’attention requise le Nietzsche des « Fragments posthumes »: « Voilà mon monde dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, [*] sans but, à moins que la joie d’avoir accompli le cercle n’en renferme un sans le vouloir. »)
Il en vient qu’en ce qui me concerne, la plénitude n’est en rien une disposition ou un état, et pas davantage (encore moins, dirais-je!) une chose qui se peut simplement rencontrer, atteindre ou posséder – puisqu’elle ne tient pas de l' »avoir », qu’il ne s’agit ni d’une situation, ni d’une ontologie, ni un d’objet, ni d’un concept, mais d’un ACTE qui, quel qu’en soit le résultat, ne dépend que de nous et n’est en rien détaché des buts et fins qu’il se propose – ce qui m’a rapproché, de manière décisive et, à coup sûr, définitive, de la seule eschatologie conciliant la linéarité des temps et de l’Histoire avec les fécondes tensions et contradictions dialectiques pouvant ici et là les remettre en cause, à savoir l’eschatologie marxiste…

 

« Une marchandise paraît au premier coup d’oeil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilité métaphysique et d’arguties théologiques. »
(Karl Marx)

« Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »
(Karl Marx)

 

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« L’oubli nous ramène au présent, même s’il se conjugue à tous les temps: au futur, pour vivre le commencement; au présent, pour vivre l’instant; au passé, pour vivre le retour; dans tous les cas, pour ne pas répéter. Il faut oublier pour rester présent, oublier pour ne pas mourir, oublier pour rester fidèle. »
(Marc Augé)

 

Ô routes qui te suivent, passages qui t’apprivoisent, béquilles irriguées de ruses, polluées d’aveux, tournées vers l’accroc qui t’abîme et t’alourdit, survivant de l’incertain mimétisme, du feu qui toujours dénombre ses proies, devance les escouades de planqués qui s’entêtent, raclées, déblayées, ondoyant entre qui comble et qui empêche, se refusant à l’achèvement, corrompant du dehors l’obtus resserrement…
Te dégager, alors, c’est tout ce qui reste: des méandres alentis, des essaims qui perdent pied, écornent, débordent, s’imbriquent, chacun poussant l’autre, si prompts à taillader le lointain, l’amoindrir, prendre la mesure de ses tâtons et poussières, nommer ce qu’il faut pour qu’adviennent en coulisse – féroces joyaux qu’il t’arriva de desserrer – l’aveugle pesée du lieu, l’indigne racine de la formule…

 

« Je me repose sur l’oubli. »
(Francis Picabia)

oubli

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