« Ô joie de comprendre, plus grande que celle d’imaginer ou de sentir! »
(Borges: L’écriture de Dieu)
Comprendre, oui, au sens le plus tranchant du terme, et c’est encore Héraclite (tel qu’admirablement lu par Heinz Wismann dans « Penser entre les langues ») qui va nous aider à mieux y voir dans l’inaugurale obscurité qui ne fait qu’un avec la clarté, car « l’Un est deux. L’Un, c’est les contraires. »
Car – nous rappelle Wismann – selon Héraclite « toute diction est contradictoire, se contredit elle-même », ou, tel que transcrit en termes modernes par le philosophe allemand, « le signifiant contredit toujours le signifié, ou le dire contredit le dit. »
S’il est vrai qu’Héraclite perçoit le logos comme un chemin, ça l’est d’une manière excluant toute univocité, car le même chemin qui nous porte dans une direction va en même temps dans le sens contraire (« est aussi dans mon dos ») Or le logos auquel se réfère Héraclite, « ce n’est pas la raison, mais le langage », là même où se conjuguent et s’affrontent, se battent et s’ébattent signifié et signifiant, « la chose dont on parle, et cette chose qui parle de la chose dont on parle », d’où il vient que tout discours ne fait, pour qu’il soit au sens fort, que rendre aveuglant le déchirement « entre ce qu’il dit et ce qui lui permet de dire ce qu’il dit, et qui dit le contraire. ».
Lorsque Char touche du doigt chez Rimbaud cette vérité singulière, intuition à vif nous assénant que dans ses écrits « la diction précède d’un adieu la contradiction« , pense-t-il nous faire voir autre chose? Oui, et non, car s’il n’y a pas discours (ou, pour ce qui nous occupe, écriture) qui vaille sans travail sur le langage, celui-ci est affecté, quoi qu’on en ait, d’une ambiguïté constitutive, puisqu’il peut (veut?) parfois (souvent?) signifier la tentative d’abolir « la différence insurmontable entre ce que le langage dit et le dire même du langage », effort nullement dérisoire, louable même, mais levant irrémédiablement celui qui l’entend ainsi à l’impossible, Sisyphe heureux ou malheureux selon, mais Sisyphe quand même dès lors qu’il se refuse à admettre la contradiction comme substance même du faire poétique, la métaphore et l’oxymore comme ses gardiens – autant vrais qu’implacables.
« Dans la carrière philosophique, celui qui gagne est celui qui peut courir le plus lentement, ou celui qui arrive dernier à la ligne d’arrivée. »
En somme, tout le monde – pour d’obscures raisons Wittgenstein semble avoir oublié la fable du lièvre et de la tortue!
Dommage qu’il n’en soit pas de même pour ce qui est de la littérature…
« L’envers vaut l’endroit, il fallait s’y attendre. »
(Jacques Rigaut)
Je n’aime pas trop les définitions, mais je reprendrais bien à mon compte celle dont on affubla, à juste titre me semble-t-il, notre suicidé absolu: « excentré » (rien à voir avec « excentrique », grands dieux non!): inclassable, singulier, hors courant, école, mouvement, coterie, rayonnage, affectation, hors marges même, car pas d’espace cadastré, pas de centre – le type même d’écrivain que notre pauvre époque abhorre…
« Il ne faut pas multiplier le nombre des entités au-delà de ce qui est nécessaire. »
(Rasoir d’Occam, XIVème siècle)
Tout à fait: ni écrits, ni amis, ni rencontres, ni choses, ni espoirs, ni attentes, ni vanités de toute sorte: z’avaient tout compris, ces médiévaux, y’a pas à dire!
« La névrose a acquis sa puissance la plus redoutable, celle de la propagation contagieuse: je ne te lâcherai pas tant que tu ne m’auras pas rejoint dans cet état. On admirera la discrétion des anciens névrosés, de type hystérique ou obsessionnel, qui ou bien menaient leur affaire tout seuls ou bien la menaient en famille: le type dépressif moderne, au contraire, est particulièrement vampirique ou venimeux. Ils se chargent de réaliser la prophétie de Nietzsche: ils ne supportent pas qu’une seule santé existe, ils n’auront de cesse de nous attirer dans leurs rets »
(Gilles Deleuze: Entretiens avec Claire Pernet)
Nous leur avons échappé jusqu’à cette heure, et, compte tenu du temps bien serré qui nous semble encore imparti, il n’y a aucune raison que ça change – vraiment aucune!
« El sueño de uno es parte de la memoria de todos » (Borges)
Ne te laisser dévoyer que par l’errance chasseuse, celle qui lève à l’enclos des jeux, à la persévérance des rets, aux lieux où s’effritent les puissances adjuvantes – biens fuyants, brèches dégarnies, reîtres en déroute…
Plus rien, alors, sinon l’envie de jongler, achever le bond, duper l’éveil, t’unir au balbutiement de la bête jaillie de sa bauge, par toi livrée aux gains chancelants, aux visées fortuites, aux ablations de la perte…