Maryse Hache
Maryse Hache & Christine Jeanney, « La nuit remue », juin 2012 (photo Dominique Hasselmann)
Il est des êtres qu’on a envie de remercier d’exister. Maryse était de ceux-là et je mesure la chance qui fut la mienne de le lui avoir dit de son vivant, tout comme je remercie « Publie.net » d’avoir organisé cette soirée en son honneur, me donnant ainsi l’occasion de lui renouveler mes remerciements d’avoir été qui elle fut. Car si le mot « amitié » a un sens, celui-ci vaut pleinement pour les liens autant discrets qu’intenses et exigeants tant sur le plan littéraire qu’humain, tissés avec Maryse pendant la (trop brève) période allant du début du printemps 2011 à sa disparition dans la nuit du 25 au 26 octobre 2012, elle qui fait (et toujours fera) partie de « ceux qui m’accompagnent ».
Lorsque Guillaume m’a proposé de participer à cette soirée-hommage, j’ai pensé que les propres textes de Maryse y seront (et c’est fort heureux!) très largement présents et comme j’étais certain que d’autres les serviront bien mieux que je ne saurais le faire, j’ai envisagé, avec l’aval de Guillaume, une autre approche, soit une espèce de « fondu-enchaîné » de textes personnels, tous, sans exception, autour de, pour ou directement dédiés à Maryse et à son oeuvre, écrits soit avant sa disparition (pour certains, bien avant), soit postérieurement à celle-ci.
Je sollicite par ailleurs et par avance votre indulgence si ma voix se faisait par moments sourde ou enrouée, si elle venait à s’étrangler ou s’effacer : c’est que, contrairement à ce que beaucoup pensent, l’expression des émotions ne se laisse en rien amadouer par l’âge, lequel, en vérité, n’aplanit rien, ce serait même le contraire…
Voici donc « Pour Maryse » :
« / quelqu’un demande si quelque chose lime quelque chose / possible / il y a toujours de l’usure quelque part / on voit le haut des peupliers / quelqu’un dit plus pour longtemps / la phrase s’inquiète / quelqu’un dit il n’ y a pas que les peupliers dans la vie / peut-être c’est une fin avec commencement dit la phrase / »
(Maryse Hache: baleine paysage 217)
Nommer. Ce qui en tient n’appartient qu’à l’oubli qu’il te faudra semer au jour des traversées, entier comme la «joie de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières» dont Rilke nous voulait les silencieux témoins.
Désigner c’est se dépouiller des avènements, des accomplissements, des fins, recouvrir le chemin parcouru, ne s’éprouver pèlerin qu’à son insu, ne veiller l’arbre rejoint dans la pâleur des quais que pour y voir en contrebas s’affairer le flot tournant, discontinu, pareil à la mémoire du futur, avec ses troupeaux et ses mourants, pour qui le nom n’est qu’une dette de reconnaissance.
Ton nom, ce n’est que pour les autres qu’il existe. Mais s’ils t’appellent, ce n’est pas pour autant qu’ils te lèvent à être, ni que tu doives répondre à l’appel où ils te confinent. Ne plus écrire, c’est s’affranchir du nom, ne rien laisser de son passage, éprouver stérile tout sillon. Les présages déjoués, les désignations écartées, c’est en errant que l’Immortel est devenu Personne. On est le monde, l’on a un nom, c’est ainsi que l’on nous sépare, et ce n’est qu’en le perdant que l’on rejoint la grande famille jamais réconciliée.
Nommer, c’est se retrouver en ces lieux où tout est donné, parce que de tout est fait dépouillement. Fugaces retrouvailles de la lumière et du lieu, demeure où site et instant s’accordent en ce trésor qu’est la mémoire, vide affranchi des souffles et des soucis pour qu’advienne la parole voulue à laquelle on se sait accordé, faisant surgir autre chose qu’elle-même et qui en est cependant issu, comme le brasier préserve la senteur du bois qui le fit naître. Et s’il me fallait remettre les pas dans tes traces, que ce soit avec cette plénitude en écho à toi-même, au nom premier, aux présences mutantes, puisque rien ne revient qui ne tende à l’affermissement. Ta musique, toute de ressacs, est toute de survie. Nommer, c’est survivre.
Si tu désignes, c’est au souci que tu réponds. S’affranchir du souci de soi, c’est entrer en vigilance, se faire demeure d’instant, appel de vent, désir de mer, habit de poussière, s’oublier afin de se défaire du déserteur empesé dont on est affublé. La distance d’avec l’autre pèse parce qu’elle abrite le souci ; la rendre légère, c’est penser l’autre comme qui t’en délivre, se fait levée d’écrou, vient soulager. Il est passage, pas succession, lueur déposée, bougeant sans suspendre. Il entraîne vers qui n’affranchit, n’accomplit ni n’institue, vers ce qui n’est que s’il l’est sans loi. Qui le quête ne saura le trouver, car sa maîtrise est sans leurre, mais pas sans armes. Leurs voix tues, ce qui t’est donné à entendre a déjà eu lieu, ce que tu en perçois n’en est que le souvenir, l’impatience d’en finir avec le murmure, d’aller en paix vers le silence qui accueille sans plus devoir nommer. Qu’il sache garder, pour toi comme pour tous, son angle mouvant d’ombre.
.
Noir marinier des heures griffées, que seraient sans toi ces affronts, ces leviers, ces amarres, ces issues?
J’ai essayé, une fois, deux fois, trois, je ne sais plus… En vain. Un peu plus tard peut-être, pour l’heure les mots sont noués et pauvres, je les maudis, n’ai plus confiance en eux, rendrais gorge à tout ce qui (de par ce qu’ils portent et dissimulent, et au-delà) n’est pas pensée de toi, du chant des tes baleines, du jardin touffu et précis s’éparpillant en paysages que l’on n’oubliera pas, de la rousseur du chat et de l’épaule éblouissante, des portes qu’il nous faudra, tu m’entends, que l’on rouvre un jour, de ces « mesmoires » enchâssant un futur auquel l’on avait, envers et contre tout, besoin de toujours et encore croire, pour que tu cesses – dans cette pénombre que j’ai vue, puis entrevue plus sèche – de sourire au souffle déclos qui fait don de dispersion, que tant j’aurais voulu amadouer ou effacer, mais qui nous a, éperdument, une fois de plus pris de court…
Des regards le prisme lointain, des voiles la patience et le don, des confins le scabreux achèvement, en nous et entre nous déplié, dernier rempart face aux blessures du monde. Le sachant, traverser sans hâte la petite cour, prendre garde à ne pas faire crisser le gravier, ôter aux pires choses leur gravité.
Comment ne pas arriver à être ceux que, désormais, nous serons pour toujours, passant d’une pénombre à l’autre, la course du soleil nous rendant à nos fourmilières?
Tels nous fûmes, semeurs dépensiers, noyés fondus à l’enceinte vigilante, à son obscurité de corde lisse, par nous deux fois tuée: leurre et convoitise, divorce du signe et de la règle. Car c’est à l’avance que le Malin joue sa partie, change les décors, arpente le territoire par Elle dépucelé, jouissant de l’arrière-plan, des sommeils touffus, de leur dédain pour la hâte et la cendre, jumelles ennemies, pourvoyeuses de poisons, raffineuses d’évidences…
« / quelqu’un dit on a le mot il nous manque la chose / été / à moins que dit la phrase reste plus que passé / pas possible dit quelqu’un puisque je dis quelque chose présent même si temps coule / »
(Maryse Hache)
Il n’y a, en ce qui me concerne, une seule ligne qui ait échappé au désir de l’effacer sur l’heure qui ne doive TOUT à ce partage – comme ces mots peut-être en vain murmurés: « Oublie-les, éperdus, s’achevant parmi les débris de la houle. Leur secret n’est pas là. Il a éclos sur ta tige, suzerain, comme si l’adieu qui, pourtant, le précédait, ne devait jamais se faire entendre. » Oui, cela fait trente mois que Maryse nous a (physiquement) quitté. Le temps est baume, dit-on, et ce n’est pas tout à fait faux. Mais lorsque parfois il me semble que toute réponse est creuse et à côté, c’est encore elle qui me glisse que c’est impossible pour qui ENTOURE…
Que voulais-tu? Se le demander, c’est t’enfermer dans des devinettes sans issue, se dire qu’il ne faut arriver que parce qu’il a fallu partir, conjurer les ponts bossus, les jeux rongés de griffures et d’ignorances, enjamber des clôtures le dru, le crayeux, le repoli, l’inégal, se défaire des mausolées narquois, des voies que le sable alourdit, des arcs frayés que viennent sceller tes lames et fables, de tes langues de conjurée et des enfances qu’elles nous confient.
Le vrai témoin s’en fut. Les proches n’en diront que la proximité qui les forgea, non pas l’album des vides qui y lova ses avanies, verbe pervers des secrets redisant jusqu’à l’épuisement leurs mots de passe, cartographie des dispersions, marges murmurées contraignant ceux qui jadis s’affrontèrent à se confondre dans la déférence de la parole, couvant leur éveil, les préservant en ce que chacun signifie, l’insaisissable dont se joue et jouit du lointain la levure.
Trompe-l’oeil qui hante sans dissimuler, où rien n’est visé ou compté, inscrit ou démenti, préservé qu’il est des détours, des lumières rongées, des ingratitudes de l’attente…
Nuit d’où l’on émerge, où l’on s’égare, tenant à distance l’arpenteur aux racines tuilées, pour qui bascule l’hiver premier, l’ombre qui penche, l’étourdissement de passage l’acheminant vers cette touffe de vert entre les pierres du jardin immobile qui toujours sera tien.
De l’éclair, de sa lenteur flottante, qu’en sera-t-il? Nul ne le sait, pas même l’imparfait médiateur, la voix sourde, le gué brutal et les fables qui l’habitent, que nourrissent comme à jamais tes langues et nos peines.
Il y a dans l’adieu
la promesse du retour
aux trajets de la soif
à la pierre oublieuse
à l’incertitude des retrouvailles
Il y a dans l’adieu
du noir Soulages
du tracé épaissi
du trait durci
de la geste chancelante
Il y a dans l’adieu
le refus
de se fixer
de se situer
de capter
d’acquiescer
d’engranger
d’amasser
Il y a dans l’adieu
le non aux tricheries du jour
aux accrocs
aux chemins mûrs
aux zigzags
aux coeurs de cible
Il y a dans l’adieu
le sable effleuré
du lieu où l’on avance
sans y laisser d’empreintes
Et c’est avec Pessoa que nous prendrons, elle et moi, congé de vous ce soir ; je me souviens que lorsque j’achevais une traduction, je la lui envoyais parfois tout juste sortie du four à mots, il s’agissait, ce jour-là, de deux courts textes, l’un dont je lui dit en riant que je l’avais choisi comme épitaphe, pour m’entendre répondre qu’il lui allait aussi comme un gant : « Si, après ma mort, l’on voulait écrire / ma biographie, rien de plus simple. / Deux dates à peine: ma naissance, mon trépas. / Entre les deux nuits et jours m’appartiennent. » , le deuxième, quatre lumineuses lignes à peine : « Ciel ou terre, même matière. / Le mensonge n’a pas de nid. / Nul ne se perdit, jamais. / Tout est chemin et vérité. » Celles et ceux qui eurent le privilège de connaître Maryse savent à quel point elle est toute entière dans cette strophe.
Je vous remercie de votre patience !
Plaisir de relire ton beau texte écouté lundi soir…
(et merci d’avoir repris cette photo).
Merci, Dominique!
[…] (André Rougier) […]