« Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. / Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux. »
(Rilke) – citation placée par Claude Simon en épigraphe d' »Histoire »
« Ici et nulle part, les paroles sont des actes dont la réalisation est immédiate »
(Heinrich Zimmer)
Écrire le temps, c’est se faire apprenti sablonneur vouant ses démentis à l’horizon et la demeure, sentinelle escamotant le devenir, coagulant l’écart, s’appuyant sur la durée comme épreuve, se jouant de l’instant suspendu dont elle joint les subterfuges, les embrasements, les ratages, les traverses, pesées hors gonds, masques aux yeux vides, revers vus de face, appels de loin venus, viatiques, tout ce qui, prenant appui sur ce qui bouge, ne peut les enfreindre qu’en les annihilant.
Écrire le temps, c’est le condenser, le ralentir, l’interrompre, en défaire les clôtures, en broyer les formes, faire place vide pour y loger l’insoumission surgie de l’arrière-plan, l’Ouvert impartageable, le passé tant brouillé et feuilleté qu’il est désormais difficile (impossible?), pour nous comme pour d’autres, de « rentrer chez soi » (car si le temps « passait », ce serait comme dire que le sentier chemine ou que le clavier écrit, confondant l’attente et son étendue, la chose et son office…)
Écrire le temps, c’est écrire dans le temps et hors de lui, libérer la parole de toute assignation, la rendre à cette présence qui cache l’accident irréversible, l’avenir écroulé face à la mort qui vient, contagion qui s’écaille, s’éparpille, effaçant ce que la réalité a de plus précaire, ses demandes aveugles, ses brèches, ses brouillages..
Écrire le temps, c’est jouer avec la pensée et la langue, jeu solitaire, tronqué, mutilé, déchiré, décentré, violent sans retenue (car penser, c’est « être en lutte avec la langue », selon la tranchante formule de Wittgenstein), jeu redouté, mais nourri par nos choix, ni source ni anticipation, ni échange ni alliance, mais « cette forme que prend le beau quand il est sans espérance » (Volodine), opération fictive et sans témoins, unique au milieu des autres (métaphore du coït interrompu aussi, car à quoi jouer, si parfois l’on ne sait pas qu’on joue, ni même ce qu’est un jeu?), éclairant et remodelant autrement ses points d’ancrage, cela même qui assure et rassure « le mouvement qui déplace les lignes » et, ce faisant, nous tue…
Écrire le temps, c’est en investir les frayages, les glissades, les lacérations emboîtées, le désarroi qui se donne dans ses saillies, jamais dans ses sciures, car l’écrit qui en désobstrue l’accès n’est ni copie ni double, ne s’avoue qu’au futur, dans le tissu déchiré de l’advenue, dans sa respiration secrète, ses métastases éparpillées, son inachèvement que creusent le jeu de ses renvois, les ruses de ses décombres…
« Dans le bouddhisme zen, on dit: si quelque chose ennuie au bout de deux minutes, essayer quatre. Si l’ennui persiste, essayer huit, seize, trente-deux et ainsi de suite. On finit par découvrir qu’il n’y avait pas ennui du tout, mais vif intérêt. »
(John Cage)
« Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit rien, ne cache rien, mais signifie. » (Héraclite)
En fait, John Cage a essayé 4’33″ »…
Absolument! (et je ne me suis pas ennuyé une seconde…)