« Chacun d’entre nous a déjà rencontré ces créatures que Benjamin définit comme « crépusculaires » et inachevées, semblables aux gandharva des sagas indiennes, mi-génies célestes, mi-démons: « Nulle n’est assignée à un endroit précis, nulle n’a besoin de contours nets et inimitables; nulle qui ne soit en train de descendre ou de monter; nulle qu’on ne puisse prendre pour son ennemi ou pour son voisin; nulle qui n’ait atteint son âge et qui soit pourtant arrivée à maturité; nulle qui ne soit complètement épuisée et qui pourtant ne se trouve qu’au début d’un long voyage. » Plus intelligents et plus doués aussi que nos autres amis, toujours tendus vers des idées et des projets pour lesquels ils ont toutes les qualités, ils ne parviennent cependant à rien finir et restent généralement sans oeuvre. Ils incarnent le type de l’éternel étudiant et de l’aigrefin qui vieillit mal et qu’il faut bien finir, fût-ce à contrecoeur, par laisser derrière nous. Et pourtant, il y a quelque chose en eux, un geste inachevé, une grâce inattendue, un certain aplomb mathématique dans les jugements et dans le goût, une souplesse comme aérienne des paroles et des gestes qui atteste qu’ils appartiennent à un monde complémentaire, qui indique une citoyenneté perdue ou un ailleurs inviolable. On peut dire alors qu’ils nous ont porté assistance, même si nous ne savons pas comment. Peut-être cette assistance consistait-elle précisément en ce qu’ils n’offraient pas le moindre secours, en ce qu’ils nous opposaient avec obstination leur « pour nous, il n’y a rien à faire ». Mais c’est précisément pour cette raison que nous savons que nous les avons trahis. »
(Giorgio Agamben: Assistants, dans « Profanations »)
Peut-être est-ce ainsi que tu es vu, perçu, appréhendé par les autres (par beaucoup d’autres, en tout cas…)
« Ceux qu’il voit, ce sont les écrivains de Paris. Pas aussi souvent qu’il l’aurait dans le fond désiré, mais il les voit, et de temps en temps parle avec eux, et eux savent (généralement de manière vague) qui il est, il y en a même qui ont lu deux ou trois de ses poèmes en prose. Sa présence, sa fragilité, son épouvantable souveraineté servent à certains d’entre eux de stimulant et de rappel. »
(Roberto Bolaño: Henri Simon Leprince, dans « Appels téléphoniques »)
Que tu te l’avoues ou non (le plus souvent c’est « oui », sans honte ni emphase), c’est ainsi que tu te vois toi-même, ainsi que tu vois également le frêle secours que secrètement tu leur portes…
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