« Mes écrits partent du matériel qu’est ce « vécu » au sens le plus large dont parlait Claro dans un magnifique article paru il y a peu dans le « Clavier cannibale », ce qui fait que pour moi (et ceux qui partagent mes idées sur l’écriture) le livre n’a pas à se « tenir », [*] le problème ne se pose même pas, il n’y a rien à cimenter, il se doit, au contraire, d’être ambigu, contradictoire, foisonnant, incohérent et riche comme peut être la vie, qui va rarement dans une seule direction et converge encore plus rarement vers quelque chose… »
« Il est question de [*] l’existence (confrontation parfois, syntonie plus qu’à son tour, coexistence généralement pacifique toujours) de deux conceptions et pratiques de l’écriture et, partant, de la littérature.
Il ne s’agit (encore que leur présence et influence puisse à coup sûr
se faire sentir s’agissant des deux versants que je vais évoquer) ni de ce que j’appelle les « vieilles avant-gardes », ni du surréalisme finissant (assorti éventuellement des préfixes « néo » ou « post »), ni du modernisme devenu peu à peu « classique » à force d’être repoussé en arrière par les vagues successives que le préfixe « post » n’arrivera jamais à définir et épuiser tout à fait.
La première de ces conceptions et pratiques que je veux évoquer a trait, bien entendu, à Oulipo et à ses contraintes, mathématiquement rigides ici, subtilement allégées là, mais, surtout, et bien davantage encore, à ces obliques et latérales ramifications, dérivées des ateliers d’écriture et où celles-ci, de bien plus libre et fluide manière que chez les oulipiens, se donnent comme source et point de départ (toujours matériel et concret) une lecture, une image, une musique, une citation, un lieu, une rencontre, bien d’autres choses encore – ce qui implique tout naturellement qu’il y ait projet préalable à l’élaboration, plan (individuel ou collectif) touchant à l’architecture et substance de l’oeuvre à venir, possibilité (probabilité même, dirais-je) d’écritures participatives et/ou collaboratives d’où cohérence et visée ne sauraient, de par l’essence même de la pratique en question, être absentes. Contrairement à ce que l’on a pu parfois laisser entendre ici et là, j’éprouve le plus grand respect pour cette façon de faire et la plus sincère admiration pour beaucoup de productions et réalisations qui en découlent, mais il est de notoriété publique (je ne m’en suis jamais caché!) que ce n’est, ni la manière dont je conçois, moi, l’écriture, ni l’idée que je me fais de ce qu’est et peut la littérature, laquelle ne saurait (quand bien même ces éléments y seraient également présents ici et là, et ils le sont!) relever uniquement du jeu, de l’expérimentation, de la combinatoire, de mises en joue ou sur le métier, ce qui est – pas toujours, loin s’en faut! – le cas de certaines oeuvres découlant de ces procédures, et parfois procédés. [*]
Je dirais, en abordant la deuxième, que bien de figures tutélaires l’accompagnent; pour fixer les idées sans appauvrir la chose, il me semble que les noms de Blanchot et de Bataille suffiraient à débroussailler le sentier qu’empruntent ceux qui s’y reconnaissent et dont, sans l’ombre d’un doute, je fais partie. Car je ne dirais jamais, moi (le hasard a fait surgir il y a des mois cette notation dans l’un de mes Carnets) qu’écrire « c’est comme respirer, manger, marcher ou forniquer, ni plus ni moins, un acte pareil à tout autre qui nomme, définit, accomplit et engage… », écrire est, qu’on en soit ou non conscient, un acte toujours lesté d’une certaine gravité, ouvrant, qu’on le veuille ou non, à la solitude, au silence, à la nuit, au désoeuvrement et à la mort. Nulle invocation des Muses à l’heure d’écrire, nulle invocation des dieux, nul appel à leur souffle, ceux qui y crurent (et il y en eut…lol) avaient tout faux…
La contrainte est également présente dans ce que j’écris, il ne saurait en être autrement, mais au sens que lui donnait Bataille (« Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint? »), soit une contrainte au long cours, sur le temps long également, où se retrouvent strictement les mêmes éléments (rencontres, lectures, lieux, images, etc), mais soumis à sédimentation, condensation, sublimation, fondus et malaxés là où le pur imaginaire vient aussi apporter son obole, de sorte que les sources et points de départ n’apparaissent que de loin, déjà voilés, masqués, ne s’offrant que lissés, lumineusement chiffrés, à distance qu’ils se tiennent à la fois de l’engagement impersonnel et de l’intime exhibé, les textes qui en découlent apparaissant comme définitivement rétifs à tout plan ou projet, intrinsèquement isolés, monades soumises au seul règne de la métaphore, succession d’îles que seule l’écriture (le travail sur la langue, laquelle ne saurait être autrement que « tenue et jouissant d’être tenue », selon la belle formule de Michon) vient relier, et peut-être aussi d’autres lignes de force donnant à tel ou tel sous-ensemble direction et cohérence au sens où tu les entends…Il me plaît néanmoins à croire que la position de retrait et la mise à distance finissent au bout du compte que n’en faire qu’un avec l’écho (certes assourdi, mais souvent violemment ressenti par qui se dispose à lire, non pas tant entre les lignes, mais au-delà d’elles) des émerveillements et déflagrations qui furent, à tel moment dans le temps et à tel lieu dans l’espace, les matières premières du texte. Mais l’on n’y retrouvera jamais (je l’assume, revendique même) la monstrueuse copulation – que par-dessus tout j’abhorre – de l’étal du boucher et de la table de dissection, mais plutôt cette alchimie, la seule à laquelle je puisse croire, qui « métamorphose le sujet en pure littérature et le délivre miraculeusement de l’individu qui le porte » (c’est encore Michon qui parle, sans doute parce que je ne saurais mieux le dire) »
[lettres à G.V (fragments), octobre-novembre 2015]
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