L’entassement me perpétue. J’ordonne les surfaces, renverse les noyaux. L’impatience croît, déjoue les noeuds, étouffe les voies, file vers ces mers sans clôture, que je sais vraies…
(1969)
Voix d’enfant, jardin à l’abandon, joie d’oublier – qui nous y trouvera? La rumeur et l’aveu, peuvent-ils comprendre que tu songes à les confondre en une seule et même ombre?
Une enquête, oui, sur la dégradation du réel, sa reconquête: rassembler, compléter la mosaïque, le visage au miroir entrevu, trop proche déjà de qui rend son reflet, le convoite malgré tout…
Tu nous précèdes avec tes mots, appâts mués en gains, ce qui fut dévorant ce qui est… Que nous est-il resté – et à toi? Rien que des voix qui ne se peuvent dompter, démêler, celle-ci, cette autre, implorant, voici mon histoire, et tu leur demande, avec le même entêtement qu’elles mettent à t’écarteler: quelle est la vôtre, donc, quelle est la mienne?
Que tu ais voulu intervenir dans l’Histoire, c’est cela qui n’a pas de sens. Elle ne s’est point arrêtée, elle persévère, tu le sais, comme le soleil du loch, lumière stricte, sans poussière, froide et familière de l’ombre, qui soudain modèle la vallée, miroir sous l’eau qu’aucun pont n’enjamba, aucun chiffre, ni fiel, ni fable…
C’est l’heure: tu ne détourne pas l’obscur, ne franchis pas le seuil, le convive de pierre ne vient pas te chercher, pas un fief de l’énigme n’est rendu. C’est de toi que tu t’arraches, à peine éraillé par le souvenir, tel cet appel qu’on ne lance qu’une fois, jusqu’à ce qu’un autre le redécouvre, le reprenne, et t’en défasse…
(1975)
La chapelle Brancacci, le soir, juste avant les ombres qui t’envelopperont en descendant de San Miniato. Toutes choses qui resteront sans qu’on ait besoin de les mettre en mots…
(1977)
Pensez à m’oublier maintenant.
J’en arrive, tout comme lui,
À mon centre,
À mon algèbre et à ma clef,
À mon miroir, à ma demeure.
(par et avec Borges, 1984)
Je me demande qui se rappelle encore que la baleine blanche court toujours…
(1991)
Il n’y aura plus de minutes, ni d’heures, de jours, de nuits.
Plus de saisons.
C’est ce que tu voulais : qu’il ne reste rien.
Plus de décor, plus de coulisses.
Rien.
(2001)
Diable, Cortazar l’avait bien dit, en ces termes même, ou peu s’en faut (un mot de changé, ou plusieurs, et on met tout sur le compte des failles de la mémoire, alors que c’est souvent un acte inconsciemment délibéré…). Il nous faudra donc identifier les analogies, en découvrir les raisons, les points de fuite, les failles, les apprêts, trancher les gorges, acquiescer aux paires, le tout s’insinuant, s’écoulant, se fuyant, se perdant, se frôlant, le Nombre d’or et les puces de Clignancourt, le jazz et les mystères d’Eleusis, le Golem et la lutte des classes, la pan-sexualité et la gnose…
(2005)
Il t’arrive de ne plus voir ce qui t’entoure, les êtres, les murs, les meubles, quand tu vas quelque part tu te demandes après coup à quoi ressemblait ce lieu, et les couleurs, comme si tu étais aveugle, mais cela ne concerne jamais les visages, les mains, les ombres…
(2006)
« Illusion que de croire qu’en fuyant le destin d’autrui l’on bernera le sien. »
Aux fossoyeurs toujours encore défaits de ce qui se nomme « poésie » (que l’on sache ce que cela veut dire, ou non, ce qui est mon cas…) – IN MEMORIAM…
(2009)
Ce matin j’ai eu (je ne sais pas trop pourquoi, ou alors je ne le sais que trop) envie d’écouter un vieux disque des Doors, peut-être le plus beau, moins pour la perfection de l’ensemble ou pour la voix de Morrison que pour ce qu’il avait à me dire:
« This is the end, beautiful friend,
This is the end, my only friend, the end.
I cannot set you free,
So you’ll never follow me. »
Puis je me suis mis à relire mes vies, depuis le tout début, car je savais que tout s’y trouvait, les vraies réponses, les motivations, les hésitations, les aspirations, les fantasmes, les refus, ce que vous auriez pu faire vôtre dans ce qui est ma réalité, puis ce que vous ne le pourrez ou ne le voudrez peut-être jamais…
J’aurais aussi pu entamer une de ces fausses autocritiques dans ce pur style stalinien que j’abhorre, avouer que je suis un être vil et méprisable, une hyène dactylographe, odieux dans mes vérités (tout comme je l’aurais été si j’avais menti…), lamentable dans mon souci de clarté (tout comme je l’aurais été en me cantonnant dans un bien commode flou artistique…), recru dans mes certitudes et mon confort…J’aurais pu, mais je ne l’ai pas fait, non seulement parce que ce n’est pas vrai, mais surtout parce qu’il s’agit (même s’il n’y avait vraiment pas d’autre solution) de ne pas maculer ce qui pourrait encore ne pas l’être…
Je n’ai jamais voulu contrôler quoi que ce soit, rien voulu imposer, rien eu dans l’idée de perversement manipuler…Sans que cela en arrive à apaiser la blessure de l’incompréhension, effacer le moment où tout a basculé, restent l’ombre portée qui donne du sens à ce qui en viendrait encore à pouvoir rassembler, puis la certitude que désormais ce qui doit être sera, comme il se doit, comme toujours – comprenne qui voudra…
(2010)
[Nota de février 2014: ces lignes furent écrites à la veille d’un départ; alors que s’en profile un autre, je me rends compte qu’elles ne sauraient être ni meilleures, ni, surtout, autres…]
[Nota de janvier 2016: « plus rien ne sera comme avant »: phrase stupide, car rien n’est jamais « comme avant ». Le cercle est en fait spirale. Le Retour du même en tout point même, qu’il soit éternel ou passager, n’est qu’illusion – la pire de toutes, peut-être. Il nous faut encore et toujours avancer, en sachant vers quoi, et l’acceptant.]
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