Borges disait quelque part que tout acte, tout événement touchant un humain est secrètement préfixé par lui. Ainsi en va-t-il, à n’en pas douter, de celui qui écrit, lequel toujours procède – qu’il le sache et veuille, ou non – de la figure d’Orphée, qu’il s’agisse de son avatar contemporain, mais néanmoins conscient que « lorsqu’on se retourne, il n’y a rien, plus rien: on a tout perdu, à jamais », ou alors de son faux double qui, s’adressant à celle qui, sous tous oripeaux, n’en reste pas moins Eurydice, lui dit vouloir « l’enfermer dans un abri antiatomique, l’y laisser, partir sans se retourner » (grand merci à Jakuta Alikavazovic d’admirablement mettre en lumière l’abrupte « opposition des contraires » qui fonde toute écriture qui vaille!)
Car l’écriture ne relève pas d’un métier, ce qu’en tant qu’activité elle produit et donne à voir est tout sauf artefact découlant de recettes, méthodes, procédés et façons de faire transmissibles, reproductibles et susceptibles d’être enseignées. Ni racine aveugle, ni industrieux cortège du Même, l’écriture – mais écart entremêlé de passes et d’erreurs, traque du Minotaure, porte ouvrant soudainement sur le rien, le voilé, l’informe, l’infime, les promesses que l’on viole, la rectitude des trajectoires aiguisées par l’attente, purgées de l’heure qui ronge et corrompt, des lentes trames de l’éveil, irréductible qu’elle est à ce qui n’est pas elle (« fragile, dévastée, mais durable », en reprenant les termes de Flannery O’Connor). Tenter d’intimement l’approcher, c’est à mon sens tout sauf se pencher sur le pourquoi, le comment et le pourquoi du comment, tant elle n’est que là où on ne l’attend pas, durée toujours neuve au soir des feuillages, heurt qui tout révèle et accomplit, empreinte qui fait silence, balafre sur la joue des temps – tant ce qu’elle fait l’est bien souvent à notre insu – tant elle est tout sauf attribut à soutirer à l’outil pétri et aux fétiches des gages, puisqu’en elle, être Un, c’est être séparé, depuis le paysage premier jusqu’au fardeau à déposer à la fin de voyage, dans l’espoir fou, disait Katherine Mansfield, « que quelqu’un vienne, que quelque chose survienne. » – avec pour secret réconfort, la certitude (c’est encore Jakuta qui nous le rappelle) que « tout est à portée de main, et en même temps faux, absolument faux » – fiction donc, mais avec en coulisse, en arrière-plan, le (gai) savoir qui nous dit que, si tout l’est, tout peut donc être réécrit et donc recommencé, que tout est, pour le meilleur comme pour le pire, littérature.
JOURNAL D’UN AFFRANCHI (CCXX): Écrire (XIV) – L’assentiment
23 avril 2016 par Rougier
oui je pense que loin d’être un style, loin pareillement d’être une histoire ou une intention, l’écriture est ce poudroiement de talc ou de poussières quand on claque des mains, quelque chose qu’on ne peut jamais envisager
oui je pense que loin d’être un style, loin pareillement d’être une histoire ou une intention, l’écriture est ce poudroiement de talc ou de poussières quand on claque des mains, quelque chose qu’on ne peut jamais envisager
ai l’impression que mon premier passage n’a pas été envoyé … 😉
Mais si, chère Anna, il a été envoyé, sur ce que tu dis je suis d’accord avec toi (et toujours heureux de te lire!)
[…] Pour ce qui est de la métaphore, quelle meilleure présentation que celle de Borges, définissant de même, « littéralement et dans tous les sens », la poésie et – métaphoriquement – toute la littérature : « Comme tous les mots abstraits, le mot métaphore est une métaphore puisqu’il veut dire en grec “transposition”. Une métaphore comporte en général deux termes. Momentanément, l’un devient l’autre. » « Le même Borges disait quelque part que « tout acte, tout événement touchant un humain est secrètement préfixé par lui. » Ainsi en va-t-il, à n’en pas douter, de qui écrit, lequel toujours procède – qu’il le sache et veuille, ou non – de la figure d’Orphée, qu’il s’agisse de son avatar contemporain, mais néanmoins conscient que « lorsqu’on se retourne, il n’y a rien, plus rien : on a tout perdu, à jamais », ou alors de son faux double qui, s’adressant à celle qui, sous tous oripeaux, n’en reste pas moins Eurydice, lui dit vouloir « l’enfermer dans un abri antiatomique, l’y laisser, partir sans se retourner » (grand merci à Jakuta Alikavazovic d’admirablement mettre en lumière l’abrupte « opposition des contraires » qui fonde toute écriture qui vaille !) « Car l’écriture ne relève pas d’un métier, ce qu’en tant qu’activité elle produit et donne à voir est tout sauf artefact découlant de recettes, méthodes, procédés et façons de faire transmissibles, reproductibles et susceptibles d’être enseignées. Ni racine aveugle, ni industrieux cortège du Même, l’écriture ; mais écart entremêlé de passes et d’erreurs, traque du Minotaure, porte ouvrant soudainement sur le rien, le voilé, l’informe, l’infime, les promesses que l’on viole, la rectitude des trajectoires aiguisées par l’attente, purgées de l’heure qui ronge et corrompt, des lentes trames de l’éveil, irréductible qu’elle est à ce qui n’est pas elle (« fragile, dévastée, mais durable »», en reprenant les termes de Flannery O’Connor). Tenter d’intimement l’approcher, c’est à mon sens tout sauf se pencher sur le pourquoi, le comment et le pourquoi du comment, tant elle n’est que là où on ne l’attend pas, durée toujours neuve au soir des feuillages, heurt qui tout révèle et accomplit, empreinte qui fait silence, balafre sur la joue des temps – tant ce qu’elle fait l’est bien souvent à notre insu – tant elle est tout sauf attribut à soutirer à l’outil pétri et aux fétiches des gages, puisqu’en elle, être Un, c’est être séparé, depuis le paysage premier jusqu’au fardeau à déposer à la fin de voyage, dans l’espoir fou, disait Katherine Mansfield, « que quelqu’un vienne, que quelque chose survienne » – avec pour secret réconfort la certitude (c’est encore Jakuta qui nous le rappelle) que « tout est à portée de main, et en même temps faux, absolument faux » – fiction donc, mais avec en coulisse, en arrière-plan, le (gai) savoir qui nous dit que, si tout l’est, tout peut donc être réécrit et donc recommencé, que tout est, pour le meilleur comme pour le pire, littérature. » (L’assentiment) […]