C’est bien le cas, depuis un bon moment déjà, non?
Nuit aux appétits devant soi, qui fait tressaillir la promesse, l’écart par trop ancien, ni lien, ni jouissance, piégé par la trace, les dés prédis, jamais jetés, le bleu qui retombe, la distance fléchie qui multiplie et restitue…
Nuit sans tumulte ni hégémonie, spoliée des leurres, des aléas, des gloses que te dénient l’horizon et la demeure, le fauchard serti de silence, la lumière sans partage où se tiennent, obstinées, les entraves, les balafres, les malencontres…
Nuit aux arrière-salles sombres où des sirènes de passage t’accordent leurs faveurs, amenuisent le futur à combler, ajournent la roue et ses scrupules, recouvrent ce point de non-retour grugé par les mains nouées qui traquent en l’Autre ce qu’encore il ignore, ses défis, ses emblèmes…
Nuit que sapent le dehors, le sol fou, rien qu’on sache situer ou pressentir, mais qu’à ton heure tu sauras reconnaître, nuit aux flancs retranchés, qui voit bien ce que passage requiert de celui qui te désarme et t’affranchit, le frère qui, lorsque tu t’en ira vers ce que tu te dois d’être, t’aidera à consentir au TOUT de toi, à tes cautères, à tes babils, à tes fournaises…
Comment ne pas l’avouer, je les trouve dangereusement naïfs ceux des nôtres qui pensent que l’heure que nous vivons serait déjà « pré-révolutionnaire ».
Un ras-le-bol généralisé (pour de multiples raisons, parfois contradictoires, d’ailleurs), une salubre révolte sans cesse alimentée par les saloperies, trahisons et violences de toute sorte imputables à ceux qui se sont arrogés TOUS LES POUVOIRS (l’économique, l’idéologique, le politique, le symbolique), le sentiment diffus que quelque chose est en train de prendre fin, ça oui, et comment!
Il me semble pourtant que ce serait une erreur, et des plus graves, que de sous-estimer les capacités de nuisance d’un capitalisme sérieusement atteint, mais dont l’agonie pourrait être désespérément longue, d’imaginer que nous sommes à la veille d’abattre (d’une pichenette qui plus est, selon certains) la plus puissante, la plus impitoyable, la plus sophistiquée machine à exploiter, tromper, conquérir, décerveler, opprimer et tuer (tant au sens propre qu’au sens symbolique) que l’humanité ait connue et qui étend aujourd’hui son emprise – merci la globalisation! – à la planète entière.
La grande révolution bourgeoise ET populaire de 1789 a pu sembler surgir brusquement d’une énorme masse d’indignations tant ponctuelles que systémiques liées à des événements et mesures perçues du coup comme proprement insupportables, alors que la bataille idéologique qui la sous-tendait (ô Gramsci, comme tu avais raison!) était gagnée depuis un bon moment déjà et que le système devant se substituer au féodalisme était déjà largement en place – alors que, en remplaçant « féodalisme » par « capitalisme », nous en sommes loin, très loin aujourd’hui, sur ces deux mêmes plans.
Avant même que de parler de « révolution », il me semble qu’il nous faudrait vaincre, avant tout et à plate couture, les idées de ceux d’en face (la forte présence de mouvements proto ou néofascistes et nationalistes montre à l’évidence à quel point la tâche sera ardue), réaliser l’indispensable, mais fort difficile convergence des luttes contre l’exploitation capitaliste ET contre les diverses dominations, en finir avec les incantations, les gesticulations, les rodomontades, le « jeunisme », l’acceptation parfois ouvertement complice des (trop nombreux) replis identitaires de tout type, le spontanéisme, l’immédiatisme, la violence aveugle (laquelle ne gêne en rien le capital, bien au contraire, dans la mesure où elle lui permet de faire la chose dans laquelle il excelle depuis toujours, à savoir diviser), le refus implicite ou explicite de ce que l’analyse marxiste (plus pertinente que jamais à mon sens!) exige avec force, à savoir l’union de TOUS les opprimés sur une base de classe (seule vraie identité non-essentialiste, du moins à ma connaissance), tout autant que le refus, dans la critique parfois légitime de certains aspects des Lumières et de l’universalisme, de jeter le bébé avec l’eau du bain, que le rejet, enfin, des tentatives d’abolir le temps historique (le passé qui nous éclaire, le présent où l’on lutte, l’avenir que l’on prépare) au profit de l’absurde paradigme d’un « aujourd’hui » hypertrophié et égoïste (je sais parfaitement qu’en ce disant mes désaccords avec mes amis anars se trouvent plus que jamais marqués, mais ce n’est que dans la clarté, dans la confrontation fraternelle de nos points de vue que nous ferons triompher ce qui nous unit sur ce que nous divise).
« Les lendemains qui chantent » sont bel et bien à l’ordre du jour, mais nous sommes encore nombreux à penser que cela se prépare longuement, s’organise avec soin sur tous les plans et dans tous les domaines, dans les entreprises, dans les facs et les lycées, sur tous les lieux de pouvoir (y compris au sein des organes liés à la justice, de l’armée, des forces de répression, même), des lieux de culture, bien entendu, mais, surtout, dans la tête des gens – on n’insistera jamais assez là-dessus!
Je n’arrive pas à oublier que la seconde « Chambre introuvable » de notre histoire fut celle qui suivit de près la fin de la grande révolte de mai – juin 1968, et que, si nous ne prenons pas garde, ce sont peut-être des « lendemains qui déchantent » qui pourraient, hélas, venir clore les heures exaltantes que nous vivons…
Les « petits ruisseaux », les combats qui se trament tous les jours, ici et là, contre ceci ou contre cela, ou pour que surgisse cela ou ceci, sont, à n’en pas douter, des plus importants, mais – et c’est toujours vrai! – je ne les ai jamais cru capables, à eux seuls, de faire le lit de la grande rivière qui viendra emporter pour toujours le vieux monde, la seule qui compte, et encore moins d’ÊTRE celle-ci…
Certains voudraient – et il y en a de sincères – aller loin, très loin même, mais avec aux pieds des baskets de marque. J’en ai vu, j’en connais, c’est d’ailleurs l’un des problèmes que l’on se doit de résoudre; parfois, LE problème…
J’ai toujours aimé les clowns, leur secrète mélancolie, leur cruauté, leur façon à nulle autre pareille de fondre dans le rire la tragédie et la farce…
C’est certainement leur souvenir qui m’aida à ne pas oublier le ressenti de ce jour où j’ai compris, en parlant avec quelqu’un qui m’est précieux (au sens que la langue espagnole donne au mot…) que ce que je prenais pour une ultime et dérisoire tentation était en fait du désir, du vrai (rien à voir avec le sexe, c’est de révolution et de littérature qu’il s’agissait!)
La soif de la première est toujours là – âge aidant, plus que jamais, même; pour ce qui est de la seconde, je n’en suis plus si sûr maintenant…
De ce que j’ai été, et fait, je ne suis fier au sens plein que d’une chose: d’avoir tôt compris (avec Cristina Campo) que « vraiment c’est la beauté qui compte, sur elle que tout tourne et se joue.«
Le temps ne fait que passer (et nous avec), mais ce n’est pas lui qui fait trépasser. L’heure viendra, je le sais, où celui qui m’était alloué sera épuisé; la camarde s’approchera, me regardera droit dans les yeux, alors je la tuerai – quoi d’autre?
Mallarmé.. Votre texte me mène vers Mallarmé
J’en suis flatté (et ému, au-delà des mots), mais je ne vaut pas une ligne par lui écrite, je ne suis qu’un tout petit artisan qui mourra parfaitement inconnu – et c’est très bien…
allons bon ! pour l’instant l’artisan est là, qu’il continue à faire chaussures à son pied..