À Julio Cortázar, sans qui rien n’aurait été…
Galeria Güemes, Buenos Aires
Tu le revois ce moine des ordres mendiants, qui ne voulait ni mourir ni vivre.
La paix était sur son visage, débordant et excluant, insondable, tous les attributs, toutes les voies…
L’on pressentait comme une rivière que descendraient des barques de grenat et de noir, feux entre les rocs, saveur de pain, toucher de doigt, licorne, perle, narval, vertige obscène qui t’accomplira, ô cela seul, ce tremblement qui ne vient pas des chairs, ce temps central, ce pilier resserré comme si tout, enfin, SAVAIT…
(Ô vous qui ne serez un jour que ce que vous avez mimé!)
Retour sans faille nous délivrant de l’hôte qui toujours nous précéda dans la demeure, désir incurvé en désir, comme le heurt dans l’opaque…
(Gages, ô gages, lissés par la mémoire, cousus par cette ombre…)
De cette grève des chemins de fer naquirent d’étranges spectacles, comme cette montagne de roses immobiles sur une voie de garage que tu vis une nuit, marchant seul le long de ces rues sombres, sous la pluie crépitant des lisières du monde…
La chose qui s’accomplit, en toute présence, mais par défaut, au lieu où nous croyons séjourner, la perte intransitive qu’aucune durée ne recourbe…
Nous, nous attendions, depuis longtemps; lui seul savait, évadé qu’il était de tous liens, pressentant le chemin pierreux qui écorche, insoumet, lève aux clartés que rien n’entrave.
Le silence n’est pas le refus des paroles: muet seulement de leur atteinte, de leur entente…
Ils campaient sur le seuil, très loin, déjà penchés sur nous et nous regardant comme si nous étions déjà une seule chose…
D’où te vient ce don d’ignorance qui ne t’apporte, sauf en s’y dérobant, ni vertige, ni désarroi, ni plénitude, ni impuissance?
Tu es d’une génération éperdue, et tu ne te rejoins que lorsque tu assistes en compagnie à l’hébétude de tes semblables…
C’est à toi que j’en appelle, Prince des Modifications, que ton propre nom offusque et raidit, traversant les gorges entravées sur ta mule aveugle…
Ne pas laisser les traces rétrécir, la dispersion se joindre au monde, souveraine en nous, absente à elle-même…
Le secret, ni plus loin ni plus près, pèse moins que son approche: à son insu délivrée, allégée d’elle-même, reniée comme l’oubli, chemin de jour, cheminement de nuit…
(Deuil des jouets, espaces frayés, multitudes, cela qui n’est pas pour qu’on y demeure…)
Ne s’aguerrir qu’aux reliefs, aux ressacs, aux fruits fauves…
Tu n’aimes que ces choses que l’on comprend petit à petit, avec le temps, germe levant son masque dans l’obscur, chiffre constellé de clameurs, rafale clandestine clouant l’exorciste aux doigts qui tracent du dard les cernes magiques…
Rien n’est nommable. Nommer c’est blasphémer, et se perdre.
Ta parole nous brave et nous apaise, nous fait voir le monde comme elle voudrait qu’il fût, déni qui n’en est ni fin, ni origine, pas plus objet à posséder que sujet qui possède…
Enfants qui voguez sous le couteau qui alentour écarte et disperse, à quels jeux vous plier, quelle toison musquée saurait vous ceindre? Pas un terrier, pas une semence, seuls les flancs humides des ramasseurs d’épaves, huttes de bois sourds, eaux paisiblement corrompues…
Ô feu de varech clouant l’oiseleur, oreille aux aguets, à l’aube de l’appel, au suaire séchant sur les pieux, aux fumées s’épanchent en gibier, collant les chasses au reflet des cordages, dénouant ton regard de faon rouillé, veiné de lierre, ganté d’obscur…
Regarder sans maudire l’improbable ligne où le ciel s’unit au flot, où la mer allonge sur elle les lentes langues de l’écume…
Peut-être s’escrime-t-on à abolir le passé pour effacer un seul vrai souvenir…
Revoir avec d’autres visées l’espace griffé, ébouriffé, ces images déroutées, presque immobiles, d’où rien n’émerge, que rien ne croise…
Proximité des mers, air révélé, lumière hardie, modelée à pleine pâte, caravelles, rois, moines, infants, guerriers, mendiants, marins, usuriers, astrologues, médecins, clercs, bâtards, marchands, infirmes, preux, fous, pêcheurs, armures, velours, reliques, dagues, frocs, pourpoints, gourdins, bréviaires, joyaux, étoiles, capes, filets, perles, étuis, chasubles, cordes du marinier, sac du pèlerin, coquille du sanctuaire…
Quand le soir tombe, il y a toujours quelques instants qui ne ressemblent à rien d’autre…
Glaise ressaisie, exaucée, monde que peuple ta progéniture circulant sous d’autres noms, rejetons ignorés… Être Dieu, oui, mais en civil, souriant dans le noir, lissant tes moustaches postiches…
(1998)
Read Full Post »