À Pierre Michon, d’être qui et ce qu’il est…
« Chaque fois que tu oublies, c’est la mort que tu te rappelles en oubliant. » (Blanchot)
Le jambon suspendu au plafond d’un « bois-charbons » comme on n’en fait plus – la photo du grand-père maternel, moustache drue, regard bleu figé dans le sépia douze ans avant le début de la boucherie et quatorze avant sa mort là où tant d’hommes moururent – l’orgue de Barbarie manié par un tout jeune homme au coin d’une rue – le puits oublié au fond d’une cour comme éjectée du temps – toutes choses hors d’usage ou le colonisant autrement, nous parlant par-delà tout « savoir », soustraites qu’elles sont à l’airain du présent.
Car ce qui nous en revient ne l’est jamais à l’identique, même si en cet Occident malgré tout nôtre, mémoire et ordre des choses ne font souvent qu’un; contre ces parcours minés par le « déjà-vu », cessons d’écouter sa parole accidentée, défaillante ou ses archéologies, d’ériger des stèles à leur effigie, abandonnons ce crépuscule de réalité au profit du Réel, mais pour en dire l’abattement, cesser de se cacher de la vie dans les brumes des débuts, le gîte et l’ornement, la carence des traces, vouloir à tout prix des bornes et des appuis, retrouver une mémoire qui ne soit pas cette « putain du souvenir » dont le discours sans fin nous libère de l’insu, du déchu, des fables où rien n’est gommé et tout redit, à la face (mais hors) du monde.
Ce que tu reproches (entre autres, mais surtout) au postmoderne, c’est son renoncement à prendre parti quant à l’avenir – ce qui suffit amplement à le disqualifier.
« Seuls quelques livres [*] attesteront que quelque chose s’est passé. » (Jacques Vaché)
Habiter le temps au sens vrai, c’est écrire le récit, non pas des origines, mais des lieux, et s’y inscrire, car ce sont eux qui nous possèdent, et pas l’inverse. Le souvenir, s’il « remet le courant », ne bannit pas les heures, il les suspend à peine, les rend insaisissables, les empêche de capitaliser les gestes, leurs sources ou déchéances faites de collages, de trous, d’accidents, de dérisions, de ruses, d’aspérités et d’impostures que seules ficellent ensemble les fins à venir, et cette présence en sursis, dissimulée, que l’on finit par nommer « absence ».
Il y a dans bien de fragments des « Illuminations » une violence qui oublie tout ce qui n’est pas elle, lumière du déchiffreur sur laquelle le regard descend et s’écrase, incarcère la boue et la braise, s’approprie les fléaux, fracasse l’appât, accueille les festins, dévale le versant qui tâte, trahit ou embellit, cerne la durée étourdie, court de l’inoubliable au toujours présent et du lointain au présent de toujours, enclave détachée du temps, accord qui s’éloigne t’emportant là où ne te manquent que les mots pour le dire. Tout, en somme.
La lumière plus forte que tous les mots,
J’aime l’épisode du grand-père maternel,