« En parcourant avec une crédulité enthousiaste la traduction anglaise d’un certain philosophe chinois, je tombai sur ce passage mémorable: << Peu importe au condamné à mort d’être au bord du précipice puisqu’il a renoncé à la vie. >> À cet endroit, le traducteur a placé un astérisque pour me prévenir que son interprétation était meilleure que celle d’un sinologue rival qui traduisait de cette manière: << Les serviteurs détruisent les oeuvre d’art, pour ne pas avoir à juger leurs beautés et leurs défauts. >> À cet instant, tels Paolo et Francesca, je cessai ma lecture: un étrange scepticisme s’était insinué dans mon âme. »(Jorge Luis Borges)
« Traduire, c’est oublier », dit quelque part Pablo de Santis; je ne saurais dire pourquoi, mais j’eus, à l’instant même où je lus ces mots, l’entêtée sensation de les avoir déjà vu ailleurs, il y a bien longtemps, ou même d’avoir toujours su ce qu’ils recouvrent. C’est sans doute parce que j’aime par dessus tout ce genre de sentences, lapidaires et paroxystiques, tenant à la fois de l’oxymore, de la provocation, de la blague, du paradoxe et, surtout, de l’intime connaissance de ce qu’elles énoncent. Ce sont elles qui me donnent envie de poursuivre une lecture qui se serait sinon interrompue pour un temps indéterminé, ou aurait même été abandonnée à tout jamais, ce sont elles qui me donnent envie, si le livre que je parcours est en langue étrangère, de le traduire, ne serait-ce que par bribes (quelle importance pour celui qui ne le fait ni pour un éditeur ni pour la postérité, mais pour son seul plaisir, son « bon » plaisir?) – tant, pour ces livres-là, la partie sait, peut et veut englober le tout, sans rémission.
« Une langue maternelle: cela n’existe pas. Nous naissons dans une langue inconnue. Le reste est une lente traduction. »
(Ulises Drago: Babel)
Car ce n’est jamais d’une langue qu’il s’agit quand on traduit, mais d’un acte délibéré et unique dont autrui nous fit don, d’un fait concret trouant la rumeur qui lie Babel à l’aphasie, des prémisses de ce jeu où l’on entre, pour commencer, à reculons, puis fasciné par l’ordre improbable des signes se muant peu à peu en corps isomorphes, en dialogues où imprévu et imprévisible se courent après, en frontières qu’il est parfois interdit, non seulement de franchir, mais d’apercevoir, mais où « la différence s’insère au coeur du même » (Haroldo de Campos), en trocs avec l’impossible, entrelaçant détours et remparts à l’abri desquels, tout en faisant semblant de renoncer à pratiquer ces « vivisections » qu’évoquait Campos, on les relance, en dissimulations sans béquilles à qui le voyage vers ce qui dans la langue est mutant, « fluide et provisoire », en reprenant les termes de Steiner, est seul à confier la garde.
Frost a tort de penser que « poetry is what is lost in translation », car tout poème, source ou trans-création, est en lui-même et par lui-même traduction, comme l’est le silence qui le trahit, l’éloignement qui en autorise la rencontre, l’indécision qu’il rumine et l’opaque qui le traverse, la relation mélancolique et compliquée, fusionnelle et adultérine tout à la fois, qui lie lorsque poème il y a, le langage à d’autres codes, d’autres échos, d’autres affects, démontés puis remontés par ceux – ni messagers, ni usurpateurs – à qui Pound une fois pour toutes intima: « make it new! » et qui depuis, sans crainte ni illusion, s’y essaient.