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Archive for août 2017

« En parcourant avec une crédulité enthousiaste la traduction anglaise d’un certain philosophe chinois, je tombai sur ce passage mémorable: << Peu importe au condamné à mort d’être au bord du précipice puisqu’il a renoncé à la vie. >>  À cet endroit, le traducteur a placé un astérisque pour me prévenir que son interprétation était meilleure que celle d’un sinologue rival qui traduisait de cette manière: << Les serviteurs détruisent les oeuvre d’art, pour ne pas avoir à juger leurs beautés et leurs défauts. >> À cet instant, tels Paolo et Francesca, je cessai ma lecture: un étrange scepticisme s’était insinué dans mon âme. »(Jorge Luis Borges)

« Traduire, c’est oublier », dit quelque part Pablo de Santis; je ne saurais dire pourquoi, mais j’eus, à l’instant même où je lus ces mots, l’entêtée sensation de les avoir déjà vu ailleurs, il y a bien longtemps, ou même d’avoir toujours su ce qu’ils recouvrent. C’est sans doute parce que j’aime par dessus tout ce genre de sentences, lapidaires et paroxystiques, tenant à la fois de l’oxymore, de la provocation, de la blague, du paradoxe et, surtout, de l’intime connaissance de ce qu’elles énoncent. Ce sont elles qui me donnent envie de poursuivre une lecture qui se serait sinon interrompue pour un temps indéterminé, ou aurait même été abandonnée à tout jamais, ce sont elles qui me donnent envie, si le livre que je parcours est en langue étrangère, de le traduire, ne serait-ce que par bribes (quelle importance pour celui qui ne le fait ni pour un éditeur ni pour la postérité, mais pour son seul plaisir, son « bon » plaisir?) – tant, pour ces livres-là, la partie sait, peut et veut englober le tout, sans rémission.

« Une langue maternelle: cela n’existe pas. Nous naissons dans une langue inconnue. Le reste est une lente traduction. »
(Ulises Drago: Babel)

Car ce n’est jamais d’une langue qu’il s’agit quand on traduit, mais d’un acte délibéré et unique dont autrui nous fit don, d’un fait concret trouant la rumeur qui lie Babel à l’aphasie, des prémisses de ce jeu où l’on entre, pour commencer, à reculons, puis fasciné par l’ordre improbable des signes se muant peu à peu en corps isomorphes, en dialogues où imprévu et imprévisible se courent après, en frontières qu’il est parfois interdit, non seulement de franchir, mais d’apercevoir, mais où « la différence s’insère au coeur du même » (Haroldo de Campos), en trocs avec l’impossible, entrelaçant détours et remparts à l’abri desquels, tout en faisant semblant de renoncer à pratiquer ces « vivisections » qu’évoquait Campos, on les relance, en dissimulations sans béquilles à qui le voyage vers ce qui dans la langue est mutant, « fluide et provisoire », en reprenant les termes de Steiner, est seul à confier la garde.
Frost a tort de penser que « poetry is what is lost in translation », car tout poème, source ou trans-création, est en lui-même et par lui-même traduction, comme l’est le silence qui le trahit, l’éloignement qui en autorise la rencontre, l’indécision qu’il rumine et l’opaque qui le traverse, la relation mélancolique et compliquée, fusionnelle et adultérine tout à la fois, qui lie lorsque poème il y a, le langage à d’autres codes, d’autres échos, d’autres affects, démontés puis remontés par ceux – ni messagers, ni usurpateurs – à qui Pound une fois pour toutes intima: « make it new! » et qui depuis, sans crainte ni illusion, s’y essaient.

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   Cortazar, roi des cronopes

« Un petit tango encourageant:

<<Continue, ne t’arrête pas, Apprends à dissimuler – >> »

Le parolier de ce que notre cronope appelle « un petit tango » a tout compris, car qu’est-ce la littérature (toute création, en fait) sinon l’apprentissage d’une nécessaire dissimulation, seule à même de faire en sorte qu’à travers elle, l’oeuvre soit – du moins pour les meilleurs – infranchissable secret et lumineuse évidence, tout à la fois.

« Ce qu’il est convenu d’appeler <<classique>>, c’est toujours un certain produit obtenu en sacrifiant la vérité à la beauté. »

Cela ne s’applique pas uniquement à ce que Julio désigne par « classique », car la beauté, on sait ce que c’est (chacun de nous à sa façon, bien entendu), alors que la vérité…

« For such gestures, one falls hopelessly in love for a lifetime… » (Rose Macaulay, citée par Cortazar dans l’ouvrage)

On peut donc s’estimer chanceux d’avoir été épargné par de tels gestes, tant le « sans espoir » est, lui, sans réplique.

« Chez les grands poètes, les mots ne véhiculent pas la pensée; ils sont la pensée. Laquelle, bien entendu, n’est plus pensée mais langage. »

De plus lapidaire et obscure manière, Michel Deguy ne disait pas autre chose: « la poésie pense-à pour pouvoir penser« . Il m’arrive très rarement de me citer moi-même, mais comme je ne saurais mieux le dire aujourd’hui qu’il y a trois ans, je le ferai cette fois-ci: « Comment ne pas voir que la poésie – et non pas ce qui, hélas, en tient parfois lieu – n’a de cesse de fouiller, souffleter, caresser les faces jumelles du logos, de muer en pure présence sa vraie nature, celle d’être en même temps, d’un même élan, parole ET pensée? »

« Si tu dois vraiment souffrir, que ce ne soit pas à cause de ce tu écris mais à cause de la façon dont tu les fais. »

S’il ne m’est que fort rarement arrivé de souffrir à cause de ce que mon écriture, après moult ratures et jets rageurs en direction de la corbeille, finit pas produire (car comment espérer que d’autres croient en ce que vous leur confiez si vous n’y croyez pas beaucoup vous-même?), la façon, elle, m’a souvent désolé, rempli de honte même, et ce plus d’une fois, tant je sais (bien qu’on ne me l’ait pas trop fait sentir jusqu’à présent) à quel point je ne suis qu’un paresseux, un velléitaire, un dilettante, et que c’est là ma vraie nature.

« Sottise de dire: <<Je dispose de peu de temps>>, alors que c’est le temps qui dispose de toi à son gré. »

Qu’il en dispose alors comme il faut, comme il se doit, comme il me le doit, dussé-je l’aider un peu à ce faire…

« Middleton Murray se tue à vouloir expliquer Keats par ses vers et sa correspondance. L’erreur de toujours, inévitable; on oublie que ce sont là les épaves du gros orage silencieux, de l’ouragan sans vent qui a lieu dans les intervalles.« 

Rien à ajouter, sinon que c’est bien comme cela que j’ai moi-même ressenti la chose, depuis le tout début, et sans désemparer depuis.

« Aller du tout aux parties, comme aimait le vieux Parménide, dont c’est la Gestalt. »

La passion du fragment, est-ce bien d’aller de la totalité vers ce que, bien que moindre, la fait tenir, l’éclaire et l’accomplit, ou alors n’est-elle plutôt passion de ce que, éparpillé et dispersé, n’est autre que le tout lui-même?

« Seule chose à faire: partir. Rester c’est déjà le mensonge, la construction, les murs qui fragmentent l’espace sans l’annuler. »

Partir, oui, sans doute, unique délivrance. Reste à confier au kaïros le choix de la bonne heure, celle qui nous délivrera du poids du départ, tout en le faisant regretter aux autres.

« Ça nettoie, ça fixe et ça ajoute. »

C’est, très précisément, ce que m’apportent les livres dont je ne me sépare jamais, ceux qui m’appartiennent autant que je leur appartiens. Rien que cela, mais TOUT cela.

« Si se tuer est une échappée, ne pas sortir en claquant la porte. [*] Le point final est minuscule, on le voit à peine sur la page écrite; on ne le remarque que par contraste quand après lui vient le blanc du papier. »

Ne pas être Rigaut, en somme. Alors que l’idée de m’en aller (oh fort discrètement, par la plus dérobée des portes) m’a bien effleuré par moments, celle du blanc qui seul parachèverait et justifierait l’oeuvre m’en a toujours violemment éloigné. Blanchotien je le suis, ça oui, mais pas vraiment à ce point…

« Toute destinée, aussi longue et compliquée qu’elle soit, comprend en réalité un seul moment: celui où l’homme sait à jamais qui il est. » (Jorge Luis Borges: Biographie de Tadeo Isidoro Cruz)

Privilège ou malédiction, il me fut donné de tôt l’entrevoir, et d’en avoir la ferme confirmation par la suite. Car il s’agit d’une énigme, pas d’une révélation, et encore moins d’une chose qui procéderait d’un choix. Si l’on m’en avait donné un, j’aurais à coup sûr refusé de savoir, tant le vouloir s’effrite dès que l’on en a connaissance.

   Borges photographié par Daniel Mordzinski

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Tout lâcher, compter les survivants, les hochets, les pelotes de sens et leurs lisières, les fétiches de la foi mauvaise, les dénis que rassurent tes appels en aveugle – donner leur chance aux biefs trouant cet Autre bien à soi qui s’y noie, s’incurve, se fait trace, saccade, discorde toujours à tes ordres, perte rajeunie avec laquelle il n’y a plus lieu de négocier – se servir au passage, blâmer enfin le spectre qui veille lieux et temps, et sa pudeur, et ses replis, et ses menaces, et l’aube des fins où l’on ne parviens jamais, et le bagne où tu sombres, te disloques, dénoues les heures qui s’entassent, les parcours collés à tes basques, les chemins vivant à tes crochets, semant juste pour voir leurs pauvres cailloux, dégraissant l’horizon pour que le destin s’accorde de front à front à tes sillages, au dur vouloir d’emblée plus grand que les vestiges de ce que, de par toi, finit en vain par advenir…

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« Dans les ruelles de la ville basse, les temps morts se vautraient sous la chaleur. Rien n’a changé. Il faut encore veiller, bien courageusement, nos troupeaux et nos mourants; s’agenouiller dans le soir, et prier ton sang, et craindre ton cul…Rien n’a changé. »
(François Girard – poème/lettre à Françoise Neff – milieu des années ’70)

Tu es trace de l’appel, bornage que requièrent ces fables que le Réel dresse et rejoue, de lieu en lieu, de manque en manque, au creux des rives ébouriffées, des combles refusés aux témoins du consentement, aux bâtisseurs de servitudes…
Tu es sol ébouriffé, souffle qu’on cisaille, crispation d’un espace qui n’est ni quête ni vouloir, mais vœu d’autrement les habiter, sang recourbé en mots, essaim qu’engendre et triture l’enlumineur amnésique.
Tu es temps semé, temps repu, comme lui sorti des gonds, fait Autre, jaloux gardien des caches, des naufrages, de l’ironique dislocation, du gâchis perspicace qui ploie ce qu’il arpente, ne desserre les murs que pour y lover le toujours, en prolonger la traversée, la faire enfin sienne…

« …l’amitié noire donne de la bande, sépare ses faux prêtres, s’éloigne en pleuvant, puis appelle en bout de piste l’adolescent d’hermine, passeur de la peine, aux abords d’une aurore où partir en fumée est déjà beaucoup, énorme même, tout peut-être. »
(François Girard – début des années’70)

Bien beau de savoir qu’il ne faut même plus penser à cela, comme nous le glissait à tout bout de champ et de toute sa perfide superbe l’adolescent absolu de Charleville, petit salaud qui nous planta au milieu du gué, en gueulant « débrouillez-vous! » et s’en alla; mais comment me débrouiller sans lui, sans toi, François, dis-moi, où que tu sois, comment faire, l’ami, comment faire?

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S’il n’avait pas été pris par Viktor Chklovski pour l’un de ses livres, « L’énergie de l’erreur » aurait été le premier choix de titre pour l’anthologie condensant d’inutiles années d’écriture (plus inexistante que le chevalier de Calvino, et destinée à le rester, que l’on se rassure!)
Car, à bien y réfléchir, mes écrits sont, tous ou presque, fruits d’une erreur, alors que les moins mauvais d’entre eux en sont, carrément. Tous en sachant (vérité sûrement pour moi, sinon pour tous) que rien ne vaut le dialogue tremblé, fuyant, mais décisif qui pas à pas nous rapproche de ce qu’elle, l’erreur, peut, fuit, coud et révèle.

 

Beaucoup de ces villes que j’aime (parfois à la folie), je n’y vivrais désormais – même si ce fut par le passé, par bribes ou plus longtemps, le cas de certaines, et non des moindres. Oui, pas à Rome, pas à Ouro Preto, pas à Budapest, pas à Venise, pas à Amsterdam, pas à Salvador, pas à Barcelone, pas à Rio, pas à Vienne, pas même à Florence ou à Prague (« l’hermétique », comme l’appelait Sergio Pitol, avec juste raison): celles nichées sous l’Équateur ou les Tropiques, parce qu’il n’y a pas de « vraies » saisons, et que j’en ai besoin maintenant, presque physiquement – les autres pour de plus secrètes raisons que je ne saurais définir que par opposition à celles qui ont guidé mon choix des cités dont je me dis que ce serait pur bonheur si elles pouvaient accueillir, pour un temps ou jusqu’à la fin, le segment d’existence qui me reste…
Ce serait sans doute, quelle qu’en soit leur position géographique, à la toute fin de l’automne que je m’y installerais, guidé par ce quelque chose de froid et de subtil, de net et de voilé à la fois, une lenteur à nulle autre pareille s’emparant de l’air et des pierres, colonisant peu à peu les regards, les attitudes, les souffles et les distances, rendant aux heures comme aux lumières et aux silences ce qui ailleurs vient à leur manquer, sachant si bien couper court au présent dès qu’il ose par trop polluer la solitude du passé.
Elles appartiennent sans exception, ces villes, aux deux continents que je tiens pour miens (sans que ça implique pour autant un quelconque jugement de valeur concernant ceux que je connais moins ou peu, voire pas du tout) Leurs noms sonnent et résonnent en moi, je me les rappelle sans cesse (que j’y sois ou non déjà allé) tout comme sans cesse je m’y imagine: Bruges, Sienne, Valparaiso, Tübingen, Albi, Cordoue, Delft, Lisbonne, Sarlat, Brașov, Nantes, Grenade, Gand, Buenos Aires, York, Edinburgh, Guimarães, Taormine, Copenhague, Sighișoara , Coimbra, Oxford, Montevideo, Stratford-upon-Avon, Pérouse, Cambridge, Salerne, Uppsala, Tolède, et j’en oublie sans doute quelques-unes…
Qu’ont-elles en commun, différentes qu’elles sont par la taille, la localisation, l’histoire, les traditions, la gastronomie, l’architecture, les coutumes et caractère des habitants, et j’en passe?
Une seule chose, peut-être, à savoir me rappeler à quel point je hais, moi-aussi, « le mouvement qui déplace les lignes », et me rendre définitivement compte que j’ai avec l’extrême contemporain les mêmes difficiles et ambiguës relations qu’entretenait Baudelaire avec la modernité conquérante…

 

À quoi cela servirait de revenir en arrière, geste absurde que tout démentit : vous m’avez suivi où de toujours je me tenais. Plus besoin de renvoyer, le souvenir, je le tenais comme un sceptre, il m’altérait, et je le transformais. Cela qui s’efface sous mon regard, la ville peuplée d’êtres impavides, vous l’entendez tinter, des voix sous vide, sans fluctuations, mortes en nous. Ma lueur chemine, je suis sous vos pas le souffle, le trouble qui traque, qui égare le Réel à force de rendre semblable dans la mémoire ce qui ne l’est pas. Ai-je hérité cela de vous ? Imaginez-vous seulement ce qu’est le souvenir ? Moi, je m’y love, je tire comme ma pitance de ces images effeuillées qui sont moi-même, et plus haut, je m’aiguise en vous qui avez tordu mon chemin en m’offrant ces choses dont vous ne soupesez pas le langage, ombres mises au ban, feintes sans fond ni fard, muselant dans l’asile le pli des heures, du silence qui délie et défie, m’enchaîne, m’entraîne…
(par et avec Härtling)

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