Il n’y a, à mon sens, nul hiatus, ni incompatibilité entre les formes d’engagement, y compris les plus radicales, visant à modifier en profondeur ce qui est tel qu’il ne devrait plus être (en le purgeant de ce mal qui n’y est nullement ontologiquement inscrit et en abolissant en lui ce qui, vicié, se fige en perverse loi et est forgé par elle), et les recherches, y compris les plus subtiles et ouvertes, du sens comme des modalités de cette transformation…
On ne sera (définitivement ?) débarrassés de l’inhumain inhérent au capitalisme qu’en écourtant autant que faire se peut – au sens du temps historique, cela s’entend – ce que Steiner appelait « l’éclipse du messianique », et ce, jusqu’à y mettre fin, remodelant ce que le même Steiner éclairait comme étant des «futurs passés», nous mettant sans désemparer en chasse des commencements, de cette origine qui tout contient et récapitule afin d’oblitérer toute possible falsification.
Certains, se disant du même côté nôtre, se font néanmoins les porte-parole d’injonctions contradictoires : d’une part, ils s’inquiètent des délais que cette nécessaire réflexion (quête, même, dirons-nous) impose par la force des choses – de l’autre, ils se disent convaincus (l’air atterré pour les meilleurs d’entre eux) que cette abomination, l’horreur absolue que fut le stalinisme a définitivement souillé, putréfié, perverti non seulement les potentialités de l’hypothèse communiste et la matérialité de sa possible inscription dans la réalité, mais le vocable lui-même, rendu tabou à tout jamais.
Ce à quoi je rétorque que c’est précisément parce que le stalinisme fut tout cela, et bien au-delà, le fossoyeur de loin le plus abouti de tout véritable mouvement d’émancipation, plus «efficace » en cela qui les pires attaques venant « d’en face », que cette réflexion est indispensable afin que les mêmes causes ne finissent pas par produire les mêmes effets.
Je précise d’ailleurs que le choix des expressions « du même côté » et « ceux d’en face » est délibéré, et point innocent : en ces temps de lamentable confusion idéologique , la désignation des ennemis, la reconnaissance du simple fait qu’il y en a bel et bien plusieurs (néolibéralisme ET fascisme) me paraissent au contraire relever de la salubrité publique et du plus élémentaire bon sens.
Aucun paradoxe non plus dans le fait qu’en ce qui me concerne, «l’oeuvre pour l’oeuvre » (ceci étant vrai pour la littérature plus encore que pour les autres formes de création), celle en apparence la plus éloignée des bruits et des fureurs du monde, la plus close sur son «autiste» secret, est en même temps celle qui est le plus difficile à récupérer et maculer par l’horreur marchande, celle qui en dribble le plus aisément les tentacules, celle en qui le Réel (et non pas ces réalités par essence interchangeables – «qui auraient pu être autres», selon l’heureuse formule de Borges) trouve pour de vrai aliment, vigueur et résidence.
JOURNAL D’UN AFFRANCHI (CCCCCXXXI): Fin des temps?
14 décembre 2018 par Rougier
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