De récents événements m’ont fait prendre conscience à quel point mon divorce d’avec le monde, d’avec CE monde, est acté avec davantage de netteté à chaque jour qui passe, à quel point la tentation d’en finir l’emporterait sans doute si d’infranchissables barrières (d’ordre éthique et non pas religieux) n’étaient pas là pour empêcher à tout jamais le passage à l’acte.
Ma vie toute entière, mes engagements, mon parcours (fait de multiples trajets sans qu’il y ait, à quel moment que ce soit, contradiction) me portent tout naturellement à donner raison à tel camp (c’est le cas, et l’on sait parfaitement quel est-il!), mais la brutalité avec laquelle on m’enjoint de le faire, la violence avec laquelle on voudrait me faire revenir à une vision simpliste et manichéenne du monde, des êtres et des choses, vision d’où toute nuance, inflexion et tangente seraient par définition bannies, m’apparaissent comme tout autant inacceptables que le mal qu’à juste titre elles combattent.
Un monde dans lequel nous serions réduits à n’être que le « misérable petit tas de secrets » dont parlait Malraux et qu’il faudrait, par le fer et le feu si besoin, purifier jusqu’à le rendre transparent, lisse et sans aspérité, sans ombre ni mystère d’aucune sorte, un monde d’où le Mal serait éradiqué pour de bon (chose d’ailleurs – et c’est heureux – totalement impraticable) ne saurait être mien, ne serait-ce que parce que, croyant plus que jamais à la dialectique, je sais à quel point le Bien et son opposé, qui en sont la substance, ne cesseront jusqu’à la fin des temps de s’épouser et de s’affronter, tout à la fois.
Combattre le Mal implique parfois de tenter l’amadouer, voire même de faire corps avec lui pour le comprendre de l’intérieur, afin de mieux le terrasser en nous-mêmes avant que de le débusquer et l’empoigner dans un mortel combat chez l’Autre.
Le retrait, du moins pour qui refuse le suicide, m’apparaît désormais comme la seule voie envisageable s’ouvrant à celles et ceux qui ne veulent pas d’un monde, à coup sûr invivable, où tous les interdits possibles et concevables auraient été, ou définitivement supprimés, ou intégralement rétablis, mais pas davantage de celui, non moins irrespirable, où leur transgression aurait été à tout jamais bannie.
Le « jouissez sans entraves! » et le « marchez dans les clous de l’ordre moral! » ne m’apparaissent nullement comme étant contradictoires, je ne les vois guère comme d’irréductibles ennemis, mais au contraire comme des alliés nous entraînant objectivement vers le même gouffre, de dangereux idiots mutuellement utiles l’un à l’autre.
La jouissance par le Règle (quelle que celle-ci puisse être), je la laisse aux ordres monastiques, tout comme je hais le soleil de la pureté absolue éclairant les déserts à venir, alors que – et comment n’y pas voir un signe? – les forêts brûlent, ces mêmes forêts dont les clairières, les cachettes et les cabanes surent de tout temps accueillir les marginaux, les réprouvés, les exclus et les révoltés, halte et refuge pour eux tout comme le retrait le sera pour l’humain entre les humains que je suis, à qui nul de ce qui est nôtre ne sera jamais étranger et qui s’en ira heureux que la perfection ne soit pas de ce monde, fier aussi de la certitude d’en être jusqu’à la fin conscient, tout comme du fait qu’il en sera ainsi tant qu’on ne sera devenus, sous l’impitoyable regard des patrouilles idéologiques de toute sorte, tout autre chose que ce que nous nous devons d’être.
JOURNAL D’UN AFFRANCHI (CCCCCLXII): Droit de retrait (1)
5 mars 2020 par Rougier
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