Je tiens, avant toute chose, à chaleureusement remercier Marianne et Hugues qui, en m’invitant, ont permis que je m’inscrive dans la déjà longue lignée initiée au tout début de l’automne 2011 par une magnifique présentation de Claro (ce n’est pas par ouï-dire que je le sais, non, j’y étais!)
Si cela n’avait tenu qu’à moi, ce ne sont pas sept livres que j’aurais présenté pendant une heure, comme le veut la règle, mais plutôt soixante-dix en prenant dix heures pour ce faire, mais comme on m’a expliqué que ce marathon était impossible, il a bien fallu se résigner à cette chose entre toutes difficile qui s’appelle « choisir », car choisir, cela veut par la force des choses dire « éliminer », et j’avoue ne pas trop aimer cela…
Mon premier critère fut de n’inclure dans ma liste que des livres avec lesquels le dialogue n’a jamais été interrompu depuis la toute première lecture, ceux dont (en reprenant la superbe formule de George Steiner) « la présence parente est tout du long talismanique, mais toujours à renégocier », ceux que je ne quitte jamais pas plus qu’ils ne me quittent.
Le deuxième – et ce fut à mon grand regret que je m’y résolus – consistait à ne pas faire figurer dans ma liste les autrices et auteurs ayant physiquement participé ou ayant simplement été évoqués tout au long de la riche et belle programmation de la librairie « Charybde », à une exception près, à savoir Javier Cercas, lequel se tenait à la place même où je suis maintenant un soir de la mi-novembre 2016 pour y présenter « Le point aveugle » (qui se trouve par ailleurs être l’ouvrage qui va clore ma présentation et qui a largement influencé le choix des six autres – je préciserai par la suite dans quel sens).
La troisième décision a été d’offrir aux auteurs non francophones toute leur place, quatre des sept ouvrages que je vais présenter se trouvant dans ce cas.
Le dernier critère, enfin, m’a fait choisir des ouvrages qui, chacun à sa manière et avec ses armes, aurait pu être choisi par Cercas pour illustrer la thèse centrale du « Point aveugle », laquelle s’applique, nous semble-t-il, à toute tentative littéraire digne de ce nom.
Et, croyez-le ou non, ce n’est qu’après avoir définitivement clos ladite liste qu’il y avait entre les livres choisis d’autres secrètes parentés (quelqu’un ayant le même prénom que moi aurait sans doute parlé de « hasard objectif »): en effet, tant le mythe d’Eurydice et d’Orphée (soit directement transposé, ou alors d’oblique et latérale manière, ou bien carrément inversé) que la présence des arts visuels (peinture, vidéo, sculpture, cinéma) sont à l’oeuvre et jouent un grand rôle dans quatre des ouvrages, tout comme le Jour des Morts dans la tradition chrétienne (mais perçu et vécu tout au contraire comme étant celui des vivants, du recommencement et de la poursuite d’une quête sans fin) dans deux d’entre eux.
Inutile, je crois, de préciser que les petits voyages à l’intérieur de ces sept livres n’ont d’autre prétention que de vous faire vous y intéresser, dans l’espoir nullement secret, mais pleinement assumé et avoué, que vous les lisez et aimerez comme je les aime.
a) Pierre MICHON: Rimbaud le fils (1991):
La première lecture de ce livre d’une rassurante minceur, mais effrayante densité fut un choc dont je ne me suis jamais vraiment remis, alors que ça faisait déjà bien longtemps que dans mon panthéon personnel des prosateurs vivants de langue française, Michon se trouvait à coup sûr à sa place, c’est-à-dire l’une des premières, sinon la première.
Texte fondamental et fondamentalement placé sous le signe de la filiation, m’ayant plus fait connaître de Rimbaud, l’homme et le sujet écrivant que mille tomes épais reliés cuir; fait rencontrer, oui, Jean-Arthur de Charleville, comète ayant à jamais marqué la poésie d’une cautère sans pareil, issu d’une femme « désastreuse » et d’un père capitaine, « vite parti sonner le clairon ailleurs, sur des champs de bataille fantôme » (comme il fut dit je ne sais où), fuyant peut-être cette famille dont il entrevit et précipita l’anéantissement, et à propos duquel on ne sait pas vraiment grand-chose, « on dit », selon la formule de Michon, déjà dans sa langue à lui, instruite et drue, soyeuse et canaille.
On connait mieux cette autre parentèle, paternité autre plutôt, celle qui aida Arthur à muer son malheur en vers, ces grands-pères morts ou vivants avec lesquels il trouva à qui parler, les illustres portant perruque, les enflammés de 1830, et puis Baudelaire, qui tous lui firent don de cette parole qu’il rendra sous peu ancienne, mais qui ne l’était pas encore.
« Rimbaud le fils » est l’histoire vraie de cette double filiation, de la genèse de cette oeuvre « petite et fermée comme un poing, serrée comme un poing sur un sens réservé », tout autant que de ce siècle « détestable », histoire que Michon nous livre par bribes, sur le mode du « on dit », justement; on y croise tour à tour « Le bateau ivre », « Une saison en enfer » levant magnifiquement le voile sur les ivresses et les tourments où vécut, s’exalta et sombra Arthur, les échos persistants ou assourdis du fusil du père et des patenôtres de la « créature du désastre », le coup de revolver tiré sur l’amant paradoxal, le roi du vers irrégulier à la couronne déjà à l’envers, ce Verlaine qui l’aima et sûrement le jalousa secrètement de se sentir dépassé, comme le furent l’aïeul de Guernesey, et Izambard, et Banville qui le fit connaître d’un Paris qui n’en crut pas ses yeux et ses oreilles, et Germain Nouveau, tout comme (mais cela le livre ne l’évoque qu’en tant qu’oblique anticipation) le renoncement, le départ et le silence ouvrant sur une légende qu’à coup sûr il n’aurait pas voulu sienne.
Tant de choses furent dites à propos de celui « qui était ou avait été par ailleurs la poésie personnellement », justes ou fausses, lumineuses d’humilité ou suintantes de fatuité, tant et tant glosé sur l’énigme de cet adolescent qui fit sans ménagement irruption dans le paysage de la langue, démolissant le convenu sur son passage pour y bâtir de l’âprement nouveau sur les ruines de la « vieillerie poétique » avant de s’en aller aussi vite qu’il avait surgi, parachevant même d’une définitive biffure « les lâchetés à venir ».
On a tant dit, oui, mais jamais comme dans cet opuscule rendant poussiéreux à tout jamais les travaux des érudits, ronds-de-cuir, sorbonnards, cols élimés et têtes d’oeuf de toute sorte penchés sur son départ à défaut du berceau, car pour y comprendre quelque chose, il eût fallu qu’ils aient, ne serait-ce qu’un brin, vécu pour de vrai, ce qui fut le cas de bien peu, alors que Michon sut, au-delà même de ce que les mots peuvent dire, tout saisir, lui, de celui qui n’accepta être père de rien, pas même de son oeuvre, qui n’eut donc pas de descendants, alors que Mallarmé en eut, Lautréamont également (beaucoup trop, peut-être), Jarry aussi, et même Roussel. Lui non: fils il fut, fils il resta, premier d’une longue lignée qui vient jusqu’à nous, de « fils sans père », de « fils éternels », en révolte contre d’autres fils qui les ont précédés, et pas contre des pères.
Pourquoi alors la littérature, ce qui la fait être et ce qui, en dépit de tout, la perpétue? « Qu’est-ce qui fait écrire les hommes? Les autres hommes, leur mère, les étoiles, ou alors les vieilles choses énormes, Dieu, la langue? Les puissances le savent. Les puissances de l’air sont ce peu de vent à travers les feuillages. » À ces questions, Michon n’a pas, tout comme nous, de réponse, et si Arthur le savait, lui, il ne nous en a rien dit, pareil en cela à la Sorcière des « Illuminations », celle qui « allume sa braise dans le pot de terre » et « ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons », sans doute parce qu’elle s’en moquait, et l’adolescent absolu avec: « La nuit tourne. La lune se lève, il n’y a personne contre cette meule. Rimbaud dans le grenier parmi les feuillets s’est tourné contre le mur et dort comme du plomb », dernières lignes de cet immense livre – clôture, mais sûrement pas limite!
b) Jakuta ALIKAVAZOVIC: La blonde et le bunker (2012):
J’ai d’emblée été happé par cet OLNI (Objet littéraire non identifié) qui m’a, dès les premières pages, séduit et intrigué. S’agissait-il d’un roman à clefs, méditation sur l’absolue nécessité et la totale folie de l’art, ou alors sur celle, plus radicale encore, de la collection et des collectionneurs, ou encore d’une réflexion sur l’effacement et la disparition des êtres et des choses et, tout autant, sur l’amour fou, tout à la fois fécond et mortifère embrasement et prélude à son reflux, ou peut-être d’un roman noir reformulant le mythe d’Eurydice aux enfers, puisque conserver , c’est en quelque sorte refuser la mort (« ainsi tu avais été pour toujours là, dans le noir, derrière moi »), sans pour autant parvenir à éloigner ou dribbler la perte, car comment voir au sens fort sans se retourner, alors que « lorsqu’on se retourne, il n’y a rien, plus rien: on a tout perdu, à jamais »?
Sans doute tout cela à la fois, scellant le lien, à première vue improbable, entre Anna et John, couple qui se défait, une vieille photo devenue culte d’un écrivain en son temps célèbre, parue dans le « Time magazine » et une collection d’art introuvable. Déjouant les canons classiques, le roman débute par des « Notes sur la conservation » portant sur des oeuvres à préserver (archives sonores, sculptures en marbre, pellicules de film) tout comme sur les moyens d’y parvenir (l’on y évoque, entre autres, la « Vénus de Cnide », chef-d’oeuvre de l’Antiquité grecque dont on a perdu la trace et « The divine woman », film tourné par Garbo et évanoui depuis).
Il est question aussi de Gray, intellectuel à la dérive et amant de passage d’Anna, de la série de photos de John prises successivement par Anna comportant le fameux cliché paru dans le magazine américain, véritable mise en scène de la dévotion amoureuse que la photographe s’emploie à faire disparaître, de la mission confiée par Anna à Gray après la mort de John, à savoir essayer de retrouver la trace de la mystérieuse collection Castiglione qu’on pense être cachée à Venise.
L’on est en permanence dérouté par cette déconstruction de la fiction que l’autrice détourne, déjoue et fait mentir plus encore qu’elle ne trompe de par sa nature (comme la vie, d’ailleurs), car « tout est portée de main, et en même temps faux, absolument faux », nous dit un personnage, sensation qui accompagne le lecteur jusqu’au trompe l’oeil final.
Jakuta elle-même nous invitait dans une interview à nous éloigner à reculons, en effaçant toutes traces, de manière à tout pouvoir embrasser à nouveau du regard et être ainsi à même d’éviter les pièges semés sur notre chemin tout au long de la lecture – peine perdue, mais ô combien délicieuse…
Car s’y retrouvent en permanence et étroitement mêlées la quête (cette durée à la laquelle une recherche, une interrogation, une investigation confèrent lentement du sens) et la scène (instant suspendu, malédiction ou répit, ou alors les deux, figurant un tableau comme hors du temps) – toute deux sous-tendues par la répétition des actes et des situations, l’omniprésence des codes, et tout autant, voire surtout, de ce qui les perturbe.
« Le motif sur le tapis », formule de Henry James désignant la signature secrète d’une oeuvre et rappelée à notre bon souvenir par Alberto Manguel, serait ici (et c’est l’autrice même qui nous la livre) cette citation de Lao Tseu : »C’est le vide du moyeu qui fait tourner la roue », ou encore le manque central comme condition du mouvement, permettant que l’art agisse encore même après l’effacement (matériel ou métaphorique) des oeuvres – l’art vécu et perçu donc comme virus, comme latence, ne se tenant pas nécessairement dans l’acte du regard, mais pouvant intervenir parfois bien plus tard.
Le tout porté par une écriture à la fois abrupte et sinueuse, errant subtilement entre feintes, esquives, volutes, torsions et double-fonds, marques indélébiles de ces oeuvres qui perdurent en nous, qui en elles-mêmes et par elles-mêmes ne sauvent et ne rachètent rien, mais qui n’en restent pas moins les clefs de ce qui pourrait nous y mener un jour…
c) Julien GRACQ: Le roi Cophétua (1970):
La trame du troisième et dernier récit du recueil « La presqu’île », également dernière fiction de la main de Gracq, est des plus ténues. À la Toussaint 1917, le narrateur anonyme, journaliste réformé à la suite d’une blessure, se rend en train à la résidence de campagne d’un certain Nueil, aviateur et dandy, sise à Braye-la-Forêt, au nord de Paris, répondant ainsi à l’invitation de cet ami dont il n’était pourtant pas l’intime. En l’absence de l’hôte qui tarde à apparaître, le narrateur est reçu par sa servante, qu’il soupçonne rapidement d’être aussi son amante. Il finit également par rapidement comprendre que Nueil a probablement été descendu au combat, l’annonce rituelle que tous les avions sont rentrés à la base manquant dans le journal acheté à la gare. Se noue alors dans la demeure isolée et le huis-clos qui s’installe un énigmatique rituel érotique, lequel culminera par la brève union nocturne des deux personnages avant que, au lendemain de jour des Morts, le narrateur quitte la scène du récit en proie à un intense sentiment de soulagement.
Texte étrange s’il en est, regardant vers le passé plutôt que vers l’avenir, mettant aussi en branle et à jour les secrets sur lesquels s’était édifiée l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Gracq: la référence au Graal (en l’occurrence une variante de la légende de Perceval), la triade (comme dans « Au château d’Argol »), l’esthétique de l’attente, les constantes thématiques (l’arrière-plan guerrier), stylistiques (l’omniprésence des métaphores et comparaisons) et structurelles (telles la fin « entrouverte », à la fois défi et invitation à l’interprétation, ou alors la tension toujours palpable entre un vigoureux réalisme de façade et la prégnance de l’imaginaire).
Est à souligner également le rôle éminent de l’intertextualité, directement mise au service de l’intrigue, de sa progression et de son déchiffrement et induisant par là-même une espèce de fonctionnement « en circuit fermé », le texte fabricant et enchâssant son propre mode d’emploi, puisé dans les sphères du littéraire, de l’artistique et du mythique.
L’on y retrouve ainsi:
– le mythe d’Orphée avec inversion des rôles du féminin et du masculin, l’esthétique du ressassement, du consentement et de la perte s’y imposant comme incontournable;
– d’essentielles évocations picturales, telles celle de « La Mala Noche », gravure de Goya dont le narrateur ne fait que se souvenir, mais qu’il s’efforce d’interpréter au cours d’un moment à très forte charge érotique où la servante – à la fois ordonnatrice de l’inquiétant rituel et sa victime consentante – apparaît au narrateur qui « le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu’on ne voit pas » comme une synthèse de la « femme blanche » et de la « femme noire » de la gravure, ou alors celle de l’unique tableau présent dans la demeure, non clairement identifié et « à déchiffrer », mais qui s’avère être « Le Roi Cophétua et la mendiante » du préraphaélite Burne-Jones, le narrateur se reconnaissant dans son double métaphorique et comprenant que la place qui lui est dévolue dans le rituel en cours serait celle du roi;
– le même mythique roi africain qui apparait dans une citation de « Romeo et Juliette » de Shakespeare: « When King Cophetua loved the beggar maid » (« Le Roi Cophétua tomba amoureux d’une mendiante »). Mais alors que Cophétua est confiné à sa place prescrite une fois pour toutes après son union avec la mendiante, le narrateur pourra, lui, en ressortir, ce qu’il fera avec un extrême sentiment de liberté et d’exaltation, laissant la parenthèse du récit se refermer derrière lui. L’on retrouve ainsi l’énigme des fins de récit, si fréquente chez Gracq: la « réponse » se dérobe, après s’être faite longtemps souhaitée et insolemment étalée sous nos yeux, le tout au travers d’une langue autant riche que précise, magnifique assemblage de mots n’ayant rien d’un rébus, mais rendant impossible le complet dévoilement, « aveu au-delà des mots », sans clefs bâti autour d’une image secrète, sens qui se défile en s’éclaircissant, élan tendant à la révélation, mais non à son achèvement, au désir et à son sillage, mais non à son aboutissement, car le monde ne change pas sous notre regard, il n’envoie pas de signes, c’est nous qui les ajoutons et interprétons. La fin elle même se trouve ainsi métaphorisée: « La Roi Cophétua », dernier texte fictionnel de Gracq, son vrai adieu à la fiction étant, tout à la fois, « chant du cygne » et « chant du signe » se perpétuant, lui, alors même que la fiction s’achève…
d) Cees NOOTEBOOM: Le jour des Morts (1998), traduit du néerlandais en 2001 Par Philippe Noble:
Le protagoniste du roman, Arthur Daane, est réalisateur indépendant de documentaires pour la télévision, se partageant entre son petit appartement d’Amsterdam et Berlin, ville où chaque pierre est mémoire et où il passe le plus clair de son temps. Depuis des années, Daane filme en secret et au gré de ses impulsions les sites les plus étranges, des images a priori sans rapport entre elles: des crépuscules, des ombres, des traces de pas dans la neige, tout un monde en lambeaux, introspectif et inerte, « un monde dilacéré, saisi à la périphérie, filmé avec lenteur et méditation, sans anecdotes », fragments destinés à être un jour assemblés pour aboutir à un film « qui devait dire quelque chose du monde tel que Daane le voyait, mais dans lequel il se devait, lui, de disparaître », à la recherche de cet oubli engendré par le trop-plein (« que ce film eût un rapport avec l’anonymat, le temps, la disparition et, bien qu’il détestât ce mot, l’adieu, ne l’avait pas cherché, c’était tout simplement un fait, cela s’imposait de soi-même »).
Depuis la disparition de sa femme et de son enfant dans un accident d’avion, Daane vit sa vie en spectateur solitaire et mélancolique. Pour essayer d’échapper à sa douleur, Daane ne cesse d’arpenter la planète (nous le suivons au Japon et en Estonie), partout chez lui, partout déraciné et en prise au mal-être (« je suis partout un peu à contre-coeur »). Alors que ses amis se réfugient dans l’alcool et la musique, Daane s’évade dans la pensée, observant, méditant et discutant de tout et de rien, de la vie et de la mort, du permanent et de l’éphémère, des présents et des absents. Dans les longs monologues au cours de ses promenades nocturnes et des conversations avec ses étranges amis, reviennent sans cesse les thèmes chers à Nooteboom: la stratification du passé, le vrai tout comme « ce passé constamment changeant que le présent vous impose », le désir d’arrêter le temps, les invisibles traces de ce qui est sans retour, le refus du monde tel qu’il est (l’une des amies de Daane, Russe et physicienne, ne dit-elle pas: « Je bois contre les faits (*) toute la misère du monde nous est présentée comme un fait (*) elle en devient, par là, moins réelle (*) le spectacle de ces faits formant la carapace qui nous isole. », enfin l’ambiguïté de l’art, lequel « donne à voir la présence de l’abîme tout en tissant à sa surface une apparence d’ordre ».
Mais alors que seule comptait pour lui (en l’apaisant et secouant) la présence de ces amis traînant tous derrière le poids de ce que fut leur passé, sans pour autant révéler grand-chose de ce qui les rendait vulnérables, Daane rencontre par hasard Elik, une jeune étudiante hollandaise rebelle et insaisissable, obsédée à la fois par son drame familial que par ses recherches sur une reine espagnole du douzième siècle. Le lien subtil, ténu et intense à la fois liant les deux personnages se trouve brusquement défait lorsque Elik disparait. Cédant à l’appel renouvelé de la vie, Daane part à Madrid sur ses traces. Victime d’une violente agression, il navigue pendant des semaines entre la vie et la mort, le jour de sa sortie de l’hôpital se trouvant être précisément le jour des Morts, « mot qui semblait surtout évoquer les vivants », le retour à la vie ressemblant du coup à une sorte de mythe d’Orphée inversé, la quête recommençant – celle qui fait comme à jamais tourner et la vie, et la littérature.
e) Claudio MAGRIS: Danube (1986), traduit de l’italien en 1988 par Marie-Noëlle et Jean Pastoureau:
Quelle merveille que ce livre d’une époustouflante érudition, livre-fleuve semblable à celui que l’auteur accompagne de la source jusqu’à l’embouchure, chaque lieu traversé se muant en prétexte à l’évocation d’une foule de faits et d’événements comme de leurs protagonistes et, tout autant, de l’histoire tout court (l’événementielle tout comme la littéraire et artistique) du segment d’Europe traversé, car le Danube semble posséder cette grâce et puissance particulière faisant de lui, pour ce qui est de la civilisation comme de la géographie, un trait d’union sans pareil: « fleuve de la mélodie, l’appelait Hölderlin passant près de sa source; langage profond et secret des dieux, route unissant l’Europe à l’Asie, l’Allemagne à la Grèce et le long de laquelle la poésie et le verbe, dans les temps légendaires, étaient remontés pour apporter le sens de l’être à l’Occident germanique ».
Promenade, certes, mais promenade sélective, promenade choisie au sens où Verlaine parle de « paysage choisi », l’écriture sur le fleuve pouvant se lire, en filigrane, comme une écriture sur l’écriture elle-même.
Ce n’est certainement pas un hasard si Magris insiste tant sur l’incertitude attachée à l’origine de son fluvial héros, lequel ne commence à se rendre identifiable que dans une gouttière, voire dans un simple robinet: « ce Danube qui est là et qui n’y est pas, qui naît de tant d’endroits et de tant de parents, nous rappelle que chacun d’entre nous, grâce à la trame complexe et secrète à laquelle il doit son existence, est un No-te-entiendo, comme ces Pragois au nom allemand ou ces Viennois au nom tchèque. Mais ce soir, le long de ce fleuve qui l’été, nous dit-on, disparaît parfois, ce pas à côté du mien est aussi irréfutable que ce cours d’eau, et tandis que je suis sa cadence et la courbe de ses rives, je me connais peut-être enfin moi-même ».
Livre-monde aussi, celui de cette Mitteleuropa à laquelle Magris, natif de Trieste, appartient par toutes ses fibres, livre qui, comme le fleuve qui le berce, traverse allégrement siècles et pays, de sa source en Forêt Noire (pas si loin que ça de la France) jusqu’à son delta en Mer Noire, cette Mitteleuropa (et un bout de l’orientale) germano-magyaro-slavo-judéo-romane (sans oublier les Rroms), de toujours et avec virulence opposée au Reich germanique et à son mythe de la pureté de la race, cette Mitteleuropa où rien ne se réduit à de simples et pauvres équations, où l’on s’aperçoit que nos certitudes les plus ancrées sont bâties sur du sable et des alluvions, où l’on prend conscience que les origines des peuples que le fleuve accompagne sont souvent mythiques et devraient les empêcher de se croire propriétaires de telle ou telle autre terre (ce que les nationalismes ayant postérieurement explosé ont, hélas, démenti, le livre de Magris datant du tout début de la glasnost et de la pérestroïka).
Livre également traversé par l’obsédante présence de l’ex-Empire des Habsbourg, de cet Empire austro-hongrois, « prison des peuples », certes, mais où ils s’y sont néanmoins rencontrés, croisés et mêlés par-delà leurs revendications nationales, et aussi langage pluriel comme le fleuve qui en était la colonne vertébrale, comme ce conglomérat où le souverain s’adressait « à mes peuples » et dont l’hymne était chanté en onze langues, où les villes avaient souvent deux noms, et parfois trois, comme Bratislava la slovaque, Presbourg l’allemande et Pozsony la hongroise, espace auquel appartiennent tout autant Kafka que Lukacs, Canetti que Lenau, Joseph Roth que Hölderlin, Wittgenstein que Ady Endre, Danilo Kiš que Panaït Istrati, tous admirablement évoqués par Magris, à qui je laisse définitivement la parole: « tout simplement un fleuve qui s’ouvre et s’abandonne aux eaux et océans du monde entier, et aux créatures qu’ils recèlent dans leurs profondeurs. << Fa che la morte mia, Signor, la sia comò l’scôre de un fiume int’el mar grande>>, dit un vers de Biagio Manin (« Fais, ô Seigneur, que j’entre dans la mort comme le fleuve se jette dans la mer »), mots tracés par le poète vénitien dans son dialecte si semblable au triestin, langue maternelle de Magris et – superbe illustration de son propos – parlée encore aujourd’hui dans une bonne partie de l’ouest de la Slovénie actuelle, qui sont aussi les mots par lesquels s’achève cet immense livre.
f) Julio CORTAZAR: Fin d’étape (1982), traduit en 1986 (admirablement comme à l’accoutumée) par Laure Guille-Bataillon et Françoise Campo-Timal:
Il s’agit du récit qui ouvre le dernier recueil de nouvelles du maître argentin, et qui illustre admirablement l’une des facettes de son oeuvre, peut-être la plus intime.
Par un chaud matin d’été, Diana, une femme vagabondant en voiture s’arrête dans un bourg anodin et inconnu d’elle, loin encore de sa destination finale, et dont le garçon du café où elle s’était attardée lui dit lui-même qu’il n’y pas grand-chose à voir. Pour tuer le temps, elle décide de visiter le musée des beaux-arts local, modeste maison aux salles en enfilade où se trouvaient exposées les toiles d’un peintre du cru, toutes d’une perfection maniaque, et dont on avait du mal à dire s’il s’agissait de photos retravaillées ou de peintures poussant l’hyperréalisme jusqu’à l’obsession. Il s’agissait, salle après salle, des variations de la représentation d’une pièce où trônait une table nue, accompagnée de son ombre sur le sol et de quelques autres objets. le tout violemment fouetté par une lumière rasante; s’y ajoutaient parfois une chaise, ou encore une sombre silhouette masculine toujours de dos s’éloignant de la table en direction d’un jardin deviné, ou alors regardant vers une porte-fenêtre distante. Diane comprend vite que toutes les pièces représentées appartiennent à la même maison. En revenant sur ses pas, elle découvre sur l’une des toiles de la première salle une porte ouverte derrière laquelle l’on devine une autre pièce. Le musée fermant à midi, Diana ne peut pas visiter la dernière salle, mais le gardien l’assure qu’elle pourrait le faire après le déjeuner. Au cours de celui-ci, le lecteur réalise que les souvenirs entêtants qui assaillent la protagoniste la ramènent au deuil d’un proche, très probablement son compagnon Orlando. En se baladant après le déjeuner, Diana découvre une vieille maison où l’on entrevoyait par la porte ouverte un couloir pareil à celui des toiles du musée. Attirée par l’impression, nous dit Cortázar, « d’aborder le tableau par l’autre côté », Diana entre dans une pièce au décor connu (la table nue et son ombre épaisse, le flot latéral de lumière), s’assoit sur une chaise et allume une cigarette. Et c’est là qu’il faut que je m’arrête pour ne pas « spoiler », comme dirait Hugues, la suite, soit l’essence même du récit…
Que dire alors, sinon la magie du passage du monde réel à l’univers du fantastique, sorte de jeu à l’intérieur d’un labyrinthe mental nous faisant douter de ce qui semble être au profit de sa représentation, le récit apparaissant dès lors comme un piège constamment tendu au lecteur; pas un simple jeu, néanmoins, car l’ensemble (les perspectives, le dialogue entre l’ombre et la lumière, les indices temporels, les objets peints ou décrits) conduit pas à pas le lecteur à un déchiffrement de la peinture perçue comme interrogation visant l’existence même du monde matériel qui nous entoure comme de ses interférences avec la vie et la mort d’êtres confrontés à une expérience se déroulant dans un temps et un espace n’obéissant pas aux lois qui normalement les régissent, et ce, surtout s’agissant de quelqu’un comme Diana, à l’existence bâtie, après le deuil, sur des routines et répétitions, allant du coup à la rencontre de choses qui ne viendraient plus toutes seules vers le désir et l’imagination (« voir les choses comme qui est vu par elles », dit la protagoniste elle-même, d’abord personnage mobile et tridimensionnel, puis immobile, incorporé à la surface plane du tableau et à un temps que les horloges ne mesurent plus).
Des traces laissées par le deuil autour de soi, chacun retient ce qu’il veut (dans le cas de Diana, nostalgie sans amertume, paisible désespoir adouci par les rituels bâtis pour pouvoir continuer à vivre), car la vérité (si tant qu’elle existe, univoque ou non), son ordre secret, mais rigoureux, ne concerne pas les faits, mais l’expérience que nous en avons. Comment rendre présents l’arrêt, l’absence, l’immobilité, la disparition, ces états expectatifs, ce quelque chose d’invisible donnant pourtant l’impression d’être sous peu aussi mûr qu’un fruit prêt à tomber – tout, en somme, que l’écrit n’hérite pas du réel, mais qu’il fonde -, le fait de les habiter étant en lui-même cette hantise incarnée en ce point d’entrée dans une histoire devenue du coup immensément « autre », telle celle de Diana pénétrant dans le tableau « par l’autre bout »?
Fan inconditionnel de récits de Cortázar, je rageais de ne pas pouvoir mettre en mots le secret du grand Argentin (dans tous les sens du terme!), et ce fut son compatriote Alberto Manguel qui m’y aida en pointant du doigt « le délicat équilibre entre l’indicible et ce qui doit être dit » que « Fin d’étape » illustre comme peu d’autres.
On court après la mort, on la raille d’un peu plus près, d’un peu plus loin, on la provoque, on la heurte, on en joue tâtonnant dans l’ombre, effrayés de la trouver, anxieux de la perdre, en quête de cette part de nous entrevue même sans la connaître ou l’accepter, mais qui est là, car, comme nous l’assénait Pessoa, « on écrit parce que la vie ne suffit pas », pour cela seulement, quand bien même la « vraie vie » ne serait pas que littérature…
g) Javier CERCAS: Le point aveugle (2016), traduit la même année de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić):
Essai composé de quatre chapitres encadrés par un prologue et un épilogue et reprenant le contenu de cinq conférences prononcées à Oxford en tant que professeur invité, l’ouvrage de Cercas part de l’idée, neuve dans ses prémisses et ses implications, que la littérature, la vraie, celle seule digne de ce nom, n’est là que pour protéger l’indicible, l’insoluble, l’inatteignable, pour compliquer les questions et non pas pour y répondre, « la réponse étant la recherche même d’une réponse », et la question, le livre lui-même.
Le « point aveugle », dans l’acception de Cercas, est précisément ce par quoi le roman (genre impur ayant, depuis « Don Quichotte, colonisé tous les autres et auquel s’attache essentiellement l’auteur de l’essai) nous parle le plus et le mieux, à savoir « ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution. Le point aveugle, c’est ce que nous sommes » nous tous, producteurs et consommateurs de littérature, lecteurs et auteurs ne pouvant prétendre qu’à des bribes de réponse fragiles, incertaines, morcelées et contradictoires, tenant de ce comble du doute qu’est l’ironie, du vertige de ce qui se doit de rester ouvert, comme de la claire conscience que, si la littérature n’est pas là pour synthétiser des enjeux, elle a, néanmoins, « un pas d’avance sur la critique, pour la même raison que l’explorateur a toujours un pas d’avance sur le cartographe ».
Don Quichotte est-il fou ou non? La réponse ne peut être que « oui ET non », car ce personnage comique et grotesque est, en même temps, une figure admirable, un héros tragique, évoluant dans un monde « où il n’y a plus de vérités monolithiques et infaillibles ». Cercas convoque de même, pour les besoins de la cause et tour à tour, d’autres textes phares (le « Moby Dick » de Melville, le « Bartleby » du même – peut-être le plus kafkaïen des textes écrits par un autre que le maître pragois -, le « Procès » de la plume même de ce dernier, « Le tour d’écrou » de James, « Duel » de Conrad), toutes oeuvres dont la plurielle ambiguïté se tient loin de l’indéfinition (laquelle n’est que pure dilution du sens), mais qui entrouvrent la brèche par laquelle le lecteur pourra « pénétrer loin et sans peur, comme un spéléologue, dans les territoires que seuls le roman et la nouvelle peuvent explorer, interdits qu’ils sont à toute autre forme de connaissance », pour finalement aboutir à ce XXème siècle marqué par l’éclosion d’une littérature latino-américaine d’une exceptionnelle qualité (Borges, Garcia Marquez, Cortázar, Alejo Carpentier, Sábato, Fuentes, Varges Llosa).
Pas étonnant, à la lumière de ce qui précède, que le livre se clôt sur la question de l’engagement: d’abord rebuté par la figure de Sartre, « mandarin arbitraire et despotique », Cercas en revient et s’en sert pour essayer de définir « le nouvel intellectuel » lequel révélera le réel dans et par l’action, mais dont le militantisme n’interférera pas avec l’oeuvre. La mission de l’art apparaît à Cercas (citant le formaliste russe Shklovsky) comme étant celle s’évertuant à « convertir en étrange et en singulier ce qui, à force d’être sous nos yeux, finit par nous paraître normal et ordinaire »: il s’agit donc, et à la fois, d’inquiéter le lecteur et d’asseoir, par l’ironie, la sortie du « monisme totalitaire et dogmatisant ». Cette reformulation de la notion d’engagement amène Cercas, inspiré par l’exemple de Kafka et par des échanges avec des confrères, en particulier le japonais Kenzaburo Oé, à une nouvelle définition de l’intellectuel engagé, celui « qui dit non pour préserver la dignité collective », tout en acceptant d’être « un homme scindé » pour lequel et en toutes circonstances « la morale vient avant la politique », alors que l’écrivain continuera, lui, à mettre en oeuvre ses obsessions, doutes et certitudes, ne renonçant jamais, dans le dire comme dans le faire, à l’obscure clarté du point aveugle, aux visions qui, tout à la fois, le surplombent et décalent, au langage après qu’il a été dûment malaxé, déchiqueté et tordu, à la folie qui est pur dehors de la langue et du monde, au vague, au glissant, au flottant, au non-linéaire, à cette rupture que le dit ne nomme pas, ou alors juste à l’essentielle fissure entre la parole et les faits.
(« André Rougier libraire d’un soir », présentation faite le 25 mai 2018 à la librairie Charybde, Paris 12e – texte revu et corrigé)