À Christine Jeanney
Avant-hier, tu as failli te noyer. Le « camp de base » où tu te trouves maintenant (et d’où tu partiras dans trois jours retrouver le deuxième groupe de copains) est en bord de mer et tu n’as jamais su résister à la lascive indifférence de la « grande verte » (c’est sa couleur par ici, tu te souvins qu’il y a presque quarante ans, presque en ces mêmes lieux – sauf que déserts à l’époque – tu as, nu comme un ver, fait corps avec elle, loin, loin, jusqu’à en jouir physiquement). Oubliant ton âge, tu t’y aventuras sans crier gare, et soudain trois grandes vagues en rangs serrés, joyeuses et joueuses, se chargèrent de te le rappeler. Lorsque tu te retrouvas, visage enfoui dans le sable (à qui te demanderait comment tu y arrivas, tu répondrais que tu l’ignores, peut-être un dauphin égaré, peut-être une sirène, sûrement cet instinct qu’on baptisa « de conservation » et qui se met en branle même lorsqu’il n’y a plus rien à préserver ou attendre), tu ouvris les yeux et sus que, non, ce n’était pas encore pour cette fois-ci. Il paraît que ça arrive souvent: lorsque, bien plus tard, tu repris tes esprits, arrivas à te relever avec l’aide de deux promeneurs et regagnas l’appartement où (comme en 2017, comme en 2019) l’on t’héberge, tu te demandas qu’est-ce que tu aurais pour de vrai regretté si tu avais rejoint ce lieu où l’on chemine sans laisser d’empreintes. Les réponses ne vinrent pas toutes d’un coup, juste le temps que tu arrives à te les avouer à toi-même: ne pas pouvoir lire le prochain Michon, écouter le prochain Caetano, retrouver les couchants de Sienne, Bruges, York ou Olinda, sentir à tes côtés la présence de la compagne de toujours, faire tien le concert de saveurs résonnant dans verres et assiettes, flâner sans but dans Paris, y retrouver tes ami(e)s, tes zincs préférés, tes chères librairies ou galeries / ne pas avoir suffisamment vécu pour savourer l’agonie du capitalisme, l’arrivée de ce « temps plus clair » évoqué par Cortazar et qu’annonçait la Sierra Maestra / ne pas voir l’un de tes livres publié de ton vivant (tu as toujours pressenti que ce ne serait qu’après ton trépas – ainsi vont les choses en ce bas monde) et, qui sait, une pleine page dans le « MdA » du mois, ce qui te fit rire / ne pas avoir osé avouer à quelqu’un que tu l’aimes, non pas comme mentor, mais tout court (car il y a beaucoup de maisons dans la demeure des paires et du plaire, moult façons d’aimer, jamais pareilles, accompagnant simultanément plus d’un être) / ne pas se fondre dans la foule en liesse le soir de la victoire de Lula l’année prochaine / ne plus pouvoir faire ce que tu sus depuis toujours que tu te devais de faire, et que tu ne le devais qu’à toi-même / ne plus être (Borges dixit) « touché par rien », ce rien qu’est la vie, avec ses méandres, ses tourments, ses reflux, ses extases, ses recommencements.
Tu en est là, et c’est bien, oublie la prochaine alerte! « Those who really ARE shall always be. »
et pourtant.. serait si souvent tentant (jusqu’à ce qu’on pense à flâner le lon de la Seine, regarder le bleu etc…)
Ce n’était pas, en réalité, « L’Île des morts »… 🙂