À Pacôme Thiellement
La remise en cause du statut de l’auteur, l’effacement de la distinction naïve entre « auteur » et « lecteur » ne datent pas d’hier…
Dans un magnifique chapitre de son livre « Profanations », précisément intitulé « L’auteur comme geste », Giorgio Agamben rappelle la fameuse conférence de 1969 ( eh oui, quarante ans déjà…) dans laquelle Michel Foucault, prenant appui sur une citation en forme de paradoxe de Beckett (« Qu’importe qui parle, quelqu’un dit qu’importe qui parle »), dynamite littéralement la notion d »auteur-individu », en soulignant que ce qui est en jeu dans l’écriture, c’est bien moins le sujet qui s’exprime que la béance de l’espace où celui-ci s’efface en écrivant et du fait même qu’il écrit (« La trace de l’auteur se trouve seulement dans la singularité de son absence » – Foucault). Il est intéressant de noter que, du coup, la « fonction auteur » s’en trouve renforcée, puisque, comme le souligne Agamben, « le même geste qui refuse toute pertinence à l’identité de l’auteur affirme néanmoins sa nécessité irréductible ».
Deux ans plus tard, Foucault met en opposition encore plus radicale les deux notions: « L’auteur n’est pas une source indéfinie de significations qui viendraient combler l’oeuvre. L’auteur ne précède pas les oeuvres.Il est un certain principe fonctionnel par lequel, dans notre culture, on délimite, on exclut, on sélectionne: bref, le principe par lequel on entrave la libre circulation, la libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de la fiction ».
On est dans le vif du sujet, la thèse de Foucault, précurseur et visionnaire, semblant préfigurer la révolution qu’est Internet pour ce qui est de l’écriture et la lecture. Mais comme ce serait réducteur, comme ce serait aller vite en besogne! Car Agamben, suivant Foucault, nous rappelle aussi que « le lieu – ou plutôt l’avoir lieu – du poème ne se trouve donc ni dans le texte ni dans l’auteur (ou dans le lecteur): il est dans le geste par lequel l’auteur et le lecteur se mettent en jeu dans le texte et s’y soustraient ensemble à l’infini. L’auteur n’est jamais que le témoin, le garant de sa propre absence dans l’oeuvre où il a été joué; et le lecteur ne peut jamais que porter à nouveau ce témoignage ».
Or (ce que ni le burin, ni la plume d’oie, ni le stylo, ni la machine à écrire, ni le linotype n’avaient les moyens et la vocation de faire…), l’ordinateur, en tant que conjonction d’une « quincaillerie avancée » et de l’intelligence numérique (celle des programmes permettant aux flux de naître, perdurer, s’enchaîner et interagir), interviendra directement dans ce geste mettant en jeu auteur comme lecteur dans le texte, l’amplifiant, le détournant, l’altérant de si décisive, fascinante et monstrueuse manière que les humains que nous sommes encore auraient à la longue du mal à se sentir à l’aise, happés qu’ils seraient par ce cancer rhizomique et déterritorialisé, de cette lisse « abomination » finissant par exiger de nous la totale soumission, l’aliénation entre toutes la pire, à savoir la librement consentie…
D’un autre côté – et ce n’est un paradoxe qu’en apparence – cette révolution, sans doute inévitable et salutaire (et certainement au plus haut point ambigüe) fera en sorte que l’utilisation du support papier n’en sera que plus indispensable encore pour les textes « longs » ou alors denses et obscurs (adjectifs en l’occurrence pas du tout péjoratifs à nos yeux…), ceux, en somme, exigeant un temps d’absorption, réflexion et méditation incompatibles avec la manière dont et la vitesse avec laquelle le flux se déroule…
Oublier, pire encore, vouloir oublier que l’ordinateur et tout ce qui s’y rattache ne sont que des outils (des « dispositifs » pour reprendre la terminologie de Agamben), ce serait ouvrir la boîte de Pandore sans se donner les moyens de la refermer si nécessaire.
» C’est pourquoi – nous dit le philosophe italien – il faut arracher aux dispositifs ( à tous les dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont capturé. La profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération à venir ».
[Nota de juin 2014: j’aurai, cinq ans après, à coup sûr tendance à être moins catégorique sur certains points, moins exalté sur d’autres…Mais sur le fond du fond, rien à changer!]
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