« O the wings of the children!
The woundward flight of the ancient
Young from the canyons of oblivion… »
(Dylan Thomas)
« Nous ne pouvons interdire que ce que nous pouvons nommer. »
(George Steiner)
J’ajouterais « ou imaginer », dans toutes les ramifications du mot.
C’est pourquoi – quelles que puisse être la confusion savamment et délibérément entretenue avec cette perversion, ce cancer, cette monstrueuse déformation de ce qui aurait dû (et pu) être qu’on a appelé « le socialisme réel » – la nécessaire IDÉE communiste n’arrivera jamais à être interdite, biffée, oblitérée, JAMAIS.
C’est en ce sens ( et sûrement pas dans d’autres!), que j’ai toujours été, que je reste et que je mourrai sûrement « badiousien »…
« Nous ne pouvons d’aucune façon fabriquer à partir d’un état servile un moment souverain: la souveraineté ne peut être acquise. »
( Georges Bataille)
Et que dire alors de ceux qu’on traîne, qu’on plie, qu’on aveugle jusqu’à ce qu’ils paient un prix exorbitant pour quelque chose qui ne peut pas être, qui ne SERA JAMAIS leur?
Je viens de lire qu’UN TEL « est devenu poète à 27 ans« …Ah bon, et avant il était quoi? Ou alors nous faut-il saluer, dans ce noble domaine comme dans tant d’autres, les miracles du transformisme?
Je m’efforce (et toujours m’efforcerai) de me tenir aussi loin que faire se peut des tenants du tripes à l’air et du coeur à nu, d’une part, de l’autre, de ceux du « quotidien« , du « simple », du « pauvre », de « l’objectif« , oripeaux ne servant qu’à (trop) souvent masquer (fort mal, de surcroît, dans bien de cas) l’incapacité à être poétiquement au et le monde, et, surtout, à savoir, pouvoir, vouloir le mettre en mots – m’enfonçant, sans un regard en arrière, sur les traces du vrai, du seul JE qui vaille, celui qu’évoque Michon, lequel « métamorphose le sujet en pure littérature et le délivre miraculeusement de l’individu qui le porte »…
Oui, d’accord, l’ère des grands récits (que les penseurs du grand bond en arrière appellent « manichéens ») est close – très provisoirement, je l’espère, car l’un des pires maux de notre temps est bel et bien ce que Steiner appelait, somptueusement et fort justement, « l’éclipse du messianique », y compris celui auquel on s’intéresse, à savoir le versant véritablement laïc et de gauche – oui, nous devinons (savons?) tous que la réalité est ondoyante, multiple, insaisissable, fragmentée, qu’il n’y a (peut-être) pas une (LA VERITÉ), mais DES vérités qui se complètent, s’affrontent, se répondent et s’annulent parfois, mais ça ne veut surtout pas dire que les fondamentales, incontournables distinctions du passé se soient évanouies comme par miracle, elles sont plus que jamais présentes, et pertinentes, parce les livres parlent du monde tel qu’il est ou que nous voudrions qu’il fût, que – bien entendu traduit par l’irréductible singularité d’une voix qui se sait à nulle autre pareille et par la magie d’un processus qu’aucune « théorie » ne saurait expliquer sans démesurément l’appauvrir – la réalité des hommes et des choses, des idées, des sentiments et des sensations ne saurait être évacuée d’un coup d’un seul de baguette magique, qu’il y a encore et toujours des classes, des nations, des conflits, des injustices, des humiliations, des oppressions, des rebelles et des satisfaits, des assis et des éclaireurs, des saints et des salauds, des pourvus et des exclus, des marginaux, des oubliés, enfin, même si nous nous en rendons pas compte ou en refusons les conséquences, que nous « appartenons à… », que nous parlons, non pas « au nom », mais « de quelque part« …Et, surtout, parce que la littérature n’est surtout pas une île, séparée du Réel par d’incommensurables distances et d’infranchissables barrières, loin s’en faut…
Et l’on en arrive à l’essentiel, c’est-à-dire aux idées, et là, je ne tournerai pas autour du pot, il y en a qui sont pour moi radicalement, fondamentalement, définitivement infréquentables!
Les deux camps utilisent de manière fort différente le concept et vocable « pensée unique »: pour moi, c’est le consensus que l’on voudrait nous imposer économiquement, socialement, philosophiquement pour justifier et exalter ce système mortifère, pourri et fondé sur ce qu’il y en l’homme de plus bas et vil et qui s’appelle « capitalisme », alors que pour ceux d’en face cela serait le consensus mou concernant le racisme, la xénophobie, l’homophobie, l’islamophobie, consensus empêchant une lecture « neuve et débarrassée de préjugés » (on voit tous les jours ce que cela veut dire…) de phénomènes et problèmes tels que l’immigration, l’insécurité, l’Islam ou de périodes controversées de notre histoire (la colonisation et l’Occupation parmi tant d’autres…) Je sais parfaitement que c’est précisément la mollesse de ce consensus qui suscite, à juste titre, des discussions dans mon camp, certains disant que diaboliser les idées de ceux qui s’y opposent ne saurait être que contre-productif (conception à laquelle apparemment certains de mes amis adhèrent, et que je rejette sans hésitation), d’autre préférant un consensus du plus grand nombre autour du plus petit dénominateur commun, lequel, même insuffisant et imparfait, assure la présence d’un sain cordon sanitaire autour d’une « libération » de la parole dont nous eûmes récemment de nauséeux exemples, et d’idées plus qu’infréquentables, létales, et dont les miasmes rappellent les années ’30 et le ventre « fécond d’où est sortie la bête immonde » ( c’est ma conception).
Je vais être encore plus clair: j’aurais volontiers pris un canon (sans doute plusieurs…) avec Blondin et une bière avec Simenon, passionnément débattu avec Pierre Boutang (Lévinas l’admira, Joachim Vital fut son ami, pourquoi n’aurais-je pu l’être?), tout simplement parce que par-delà les (parfois énormes) différences et divergences philosophiques, sociologiques, spirituelles, politiques il y avait bien un « tronc », nous rendant quelque part « compatibles »…Alors oui, aucune réticence vis-à-vis des conservateurs, des passéistes, des traditionalistes sages et sceptiques dans la lignée d’un Borges, pas même vis-à-vis des bretteurs mus par ce dédain, cette rage, ce dégoût, cette haine brûlante dans la veine des grands pamphlétaires de la famille d’un Bloy ou de Bernanos…Rien non plus contre l’esprit de provocation et contradiction, de rejet des idées reçues et des valeurs (par trop) établies, rien contre l’anticonformisme vomissant cette tiédeur des débats qui, il est vrai, nous étouffe trop souvent également…
Mais les Drieu, Brasillach, Rebatet, Chardonne, Morand, Jouhandeau, Montherland (et j’en passe), les « hussards » et « post-hussards » à la petite semaine, non, décidément, définitivement!
Pas même Céline, car comment séparer l’immense écrivain du pamphlétaire, car il n’y a pas, à mon sens, de pardon concevable pour qui appela, publiquement, à ce que même les ENFANTS de la « race maudite » soient sacrifiés,- ceux qui m’interdiraient de juger ne faisant que juger mon jugement, se démasquant par la même occasion…
Si c’est ça être « bien-pensant », alors je le suis, sans l’ombre d’un doute, clairement et sans ambages: à bon entendeur, salut!
« Je ne suis pas content, je ne sais pas encore les cris des hommes en japonais! »
(Armand Robin)
De raisons de ne pas être content, j’en ai, oh que oui!; mais peu, bien peu comme celle-ci…
« L’histoire de quelqu’un que la beauté du monde menait à la désolation, l’histoire de quelqu’un qui maintenant s’en va, mais qui reste, mais qui s’en va [*]
Je ne l’avais jamais vu autant [*] bouger sur le seuil de ce monde ultérieur dont il pressent parfaitement qu’il est derrière la brume [*]: comme s’il n’attendait qu’une chose, entrer dans cette visibilité qui devait lui permettre, à lui précisément, de devenir invisible.
[*] Et il s’en va. Mais il reste, pourtant s’en va [*] Je le vois poursuivre son chemin, faire un pas en avant et, par la ruelle humide, sombre et étroite, regagner son coin, et là, sans faire aucun bruit ni dire un mot, être déjà à l’écart. »
(Enrique Vila-Matas: Docteur Pasavento)
Rien à ajouter, à retrancher: CELA seul, CELA, EXACTEMENT…
« La littérature est maintenant le champ de bataille des fils sans pères, des fils éternels. C’est cela, la crise de la littérature, la littérature comme crise: tous ces fils sont en révolte contre d’autres fils qui les ont précédés, et non pas contre des pères [*] »
( Pierre Michon: Le roi vient quand il veut)
Oui, il nous faudra du temps, beaucoup, pour mesurer, ici comme ailleurs, les ravages de l’illusion de la « table rase », et en guérir…
Il y eut la montée et l’éclat, le mot. Et puis soudain le silence, la torpeur, la nuit sans nouvel espoir, sans sommeil. Rien ne retient et ne fixe. Rien d’un accomplissement. L’Ode, qui fut, s’est enfuie; n’est plus. Son retour: il ne faut pas le susciter trop vite.
(Victor Segalen)
L’extraordinaire ressemblance avec l’acte d’amour saute aux yeux. Mais la tristesse postcoïtale n’est RIEN à côté…
Selon T.S.Eliot, il y a, en tout et pour tout, quatre types de poètes à peine: ceux qui n’écrivent que pour eux-mêmes, ceux qui écrivent pour les autres, ceux qui écrivent pour eux-mêmes comme pour les autres, enfin, ceux qui écrivent et ne font que cela, pour eux-mêmes, pour les autres, pour tout, pour rien, jusqu’à la saturation du sens et l’épuisement des confins…
Ne sachant pas très bien ce qu’est un « poète », sachant encore moins si, quelle qu’en soit la définition, j’en suis vraiment un aux yeux d’autrui, je ne me soucie guère à quelle catégorie l’on pourrait me rattacher, et avoue volontiers qu’il n’y a, à ce sujet, vraiment aucune idée que je sache formuler, expliciter, argumenter (encore qu’on fond de moi-même je sens, non, JE SAIS, ET J’AI TOUJOURS SU, que c’est très probablement de la première de celles mises en avant par Eliot qu’il s’agit…)
Du peu qui, à ce jour, ne fut pas biffé, nié ou rejeté, de cette véritable auto-vivisection latérale, singulière et sans vis-à-vis, de cette voix qui devine qu’en ce qui la concerne, la fin des choses, des êtres et des gestes est proche et qu’il n’en restera, comme toujours dans ce cas-là, que des mots, de pauvres mots, que dire, qu’en faire?
L’oublier, peut-être, jusqu’au jour où l’on verra peut-être – entre tant d’autres choses ni plus ni moins « pertinentes » – combien y est présente, ici comme là, cette bonne rage, brûlante et sans bornes: contre le monde, les gens et les dieux POUR N’ÊTRE SOUVENT QUE CE QU’ILS SONT, et, bien davantage encore, contre moi-même POUR NE PAS AVOIR VOULU DEVENIR CE QU’AUJOURD’HUI JE SAIS QUE JE SUIS…
« Ce soir, dans la mansarde, j’allumerai une allumette, comme ça je ne verrai rien. »
(Nicolas Bouvier)
Moi je n’ai plus d’allumettes. Plus une seule. Pas de briquet non plus: j’ai arrêté de fumer puisque « le tabac tue » (comme s’il était le seul à ce faire!) Il me faudra TOUT voir dans la lumière qui persévère, va de crue à chancelante, mais persévère. N’en finit pas de persévérer.
« Bien en haut et dans l’axe central, entre nuages et ciel, vous ferez un vaisseau. Il ne s’agira point d’un vaisseau reproduit en conformité au vrai, mais d’une sorte de songe, d’apparition ou de chimère. Car il sera à la fois tous les vaisseaux qui sur des mers inconnues emportèrent mes gens vers des rivages lointains et dans les abysses infinis des océans; tous les rêves que firent mes gens sur les falaises de mon pays tourné vers les eaux; tous les monstres imaginés devant le spectacle des flots, toutes les légendes, tous les poissons et les oiseaux merveilleux, tous les deuils et tous les mirages. Il sera aussi tous les rêves que j’héritai de mes ancêtres, et ma silencieuse folie. A la figure de proue de ce vaisseau, dont l’aspect sera celui d’une tête d’homme, vous donnerez des traits qui simulent la vie et laissent lointainement deviner mon propre visage. Un sourire pourra y flotter, mais qu’il soit alors incertain et vague, ineffable, pareil à la nostalgie subtile et sans remède de celui qui sait que tout est vain et que les vents qui gonflent les voiles ne sont que de l’air, de l’air infiniment. »
(Antonio TABUCCHI: Lettre de Dom Sébastien d’Aviz, roi du Portugal à Francisco Goya, peintre, dans « Les oiseaux de Fra Angelico »)
Voilà, c’est tout, plus rien à ajouter, rien d’autre que l’impossibilité, désormais, à laisser éclater autre chose que la joie paisible de transcrire les mots traduisant mieux que je ne saurais jamais le faire ce qu’il y a à dire…
« Le passé n’a pas d’atomes, tout monument est une falsification, chaque nom qui y est gravé entretient non pas la mémoire de quelqu’un, mais celle de son absence. Le message est toujours le même: on peut se passer de nous [*] Les noms font barrage à la vérité du réel. Il vaudrait mieux que nous n’en ayons pas »
(Cees Noteboom: Le Jour des Morts)
Ne pas en avoir, ou alors beaucoup, jusqu’au vertige; cela revient au même…
Ben, dans le fond le monde (littéraire et artistique) est quand même assez bien fait:
«People who like my work like my work for all the reasons that I would want them to like it. And the people who don’t like it, dislike it for all the reasons I would want them to dislike it. »
( Percival Everett)