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silence

          « C’est dans l’écriture que se décide ce que je crois. » (Musil)

Sauter comme un cabri en criant « le réel, le réel! », encenser l’insistance des choses, leurs prédateurs somnambules, leurs saccades rusées, leur prompt mutisme, ne tenir en sursis que ce vieux présent qui porte en lui les promesses de la chute et ses percées troubles, c’est déjà faire entrer le loup dans la bergerie, y accueillir à l’aveuglette, avec le pire à venir, le renversement qui te dénude avant de disparaitre.

Lorsque l’enfance ne vous a jamais quitté, se la remémorer relève du sacrilège.

Tordre le cou à l’idée qu’à force de parler de ce qui n’est pas (c’est Celan qui le disait le plus crûment: « Je n’ai jamais su inventer. »), l’on aurait le droit de hausser le ton, obstruer le pacte, renier la dette, faire comme si ce réel truqué se pourrait saisir dans et par l’écriture.

« Écrire – disait Sergio Pitol – c’est se faire passer pour un autre », approcher le lieu sur lequel l’on ne sait qu’énoncer des hypothèses, là où tout se dérobe et se rétracte, fait du coup revivre les tueries,  les cicatrices, les impasses, les simulacres que l’on se doit de rejouer, toutes choses sues avant qu’elles ne surviennent avec en arrière-plan l’aveu qui du réel sauverait ce qui nous entame – la mort buissonnière, incorruptible.

Il y a une sorte de perversité non assumée, de mutilation première dans ce qui se tient loin de toute image. Ce qui vaut pour les religions vaut aussi pour l’écriture.

Ceux qui font profession de l’annonce de la mort de la littérature disparaîtront tous avant elle. C’est ce qui nous en console.

Nul besoin d’un décor, de veiller la cible, la brandir tout en la tenant hors d’atteinte, en colmater les brèches, en marteler l’arpentage pour enfin t’attarder dans la demeure qui te forge et te défait, ne s’élevant que pour faire taire le silence qui te fait face, « le visage auquel on parle et qui s’altère avec les mots » (Musil)

Dans « Le mal de Montano », Vila-Matas rappelle fort à propos la phrase de Bismarck contemplant les navires modernes (pour son temps) dans le port de Hambourg: « Ici commencent des temps nouveaux que, moi, je ne peux comprendre. » De ceux qui bousculent les repères comme si c’était une fin en soi. De ceux où prend ses aises l’extrême contemporain dont nous ne nous tiendrons jamais assez loin.

Alors que, profitant du long crépuscule de ce jour-là, tu photographias la façade de la librairie « Shakespeare & compagnie », te revint en mémoire la rencontre essentielle qu’il y a bien d’années tu y fis, de celles dont tu décidas une fois pour toutes qu’elles ne seront que ce qu’elle furent, rien d’autre – du moins jusqu’à aujourd’hui. Car cela changera, puisqu’il le faut, puisque c’est – tu le sais maintenant – ta toute dernière chance…

(2016/2023)

peche-originel

« De la poussière suspendue dans l’air / indique l’endroit où s’acheva une histoire. »
(T.S.Eliot)

Lorsque le sens se sera fait tronc scié, le créé de lui-même anéanti, lorsqu’il n’y aura plus que les inventaires pour nous aider à attendre, lorsque le second trépas des choses se sera brisé contre les proues vacantes, lorsqu’on aura compris qu’ignorant le mal, nous n’en saurons pour autant en choisir l’obscur contraire, lorsque s’effaceront jusqu’aux derniers témoins de nos contretemps, de nos portées, de nos échos, lorsque le face-à-face avec le temps nous aura conduits dans l’allée déserte et silencieuse où l’on ne va que pour y aller, pour que tout cesse, pour que plus rien ne bouge, l’on saura enfin dire adieu, négocier avec le clos, s’extirper des raccords, décrocher des ruses, recouvrir l’outil, traquer ce qui encore pèse, qui, étranger à nous, finira bien par accommoder les restes…

Le temps, le vrai, est toujours révolu; le reste n’est que prétexte à d’infâmes bavardages.

Parole tombée dans le puits, malmenée, arrachée à qui l’abrita, s’amenuisant dans l’inachèvement,  dictée qui ne va pas de soi, mutisme consenti, fracas où l’on plonge sans filet, deuil où rien n’est en-dehors, puisque écrire ne relève que d’un tapage qui fascine, d’un refus et d’un oubli, d’un dérèglement et d’une vérité, d’une prière et d’un vertige.

Dans l’ouvert (mais pas toujours dans le divers), nulle direction ne saurait être meilleure qu’une autre.

Ce qui vient nous renouveler ne s’accorde à rien, mais défie la durée jusqu’au bout, là où il n’y a plus de garants, où le Retour lui-même se fait vieux, où l’on ne s’adresse qu’aux revenants, aux éclopés, à ce qui jaillit obéissant à leurs noms et figures…

La « saudade » est toujours antérieure à ce à quoi elle feint de se raccorder. C’est et il en sera ainsi, partout et toujours.

(2016/2023)

silence

          « C’est dans l’écriture que se décide ce que je crois. » (Musil)

Sauter comme un cabri en criant « le réel, le réel! », encenser l’insistance des choses, leurs prédateurs somnambules, leurs saccades rusées, leur prompt mutisme, ne plus tenir en sursis ce vieux présent qui porte en lui les promesses de la chute, ses effractions, ses percées troubles qui rongent et engluent, c’est déjà faire entrer le loup dans la bergerie, y accueillir à l’aveuglette, avec le pire à venir, le renversement qui exige que leur profuse mêlée une dernière fois se dénude, et disparaisse.

Lorsque l’enfance ne vous a jamais quitté, se la remémorer relève du sacrilège.

Tordre le cou à l’idée qu’à force de parler de ce qui n’est pas (c’est Celan qui le disait le plus crûment: « Je n’ai jamais su inventer. »), l’on aurait le droit de hausser le ton, obstruer le pacte, renier le désert de la dette, faire comme si ce réel truqué, qui se refuse à advenir, se pouvait saisir dans et par l’écriture.

« Écrire – disait Sergio Pitol – c’est se faire passer pour un autre », se diriger vers ce lieu que l’on pressent éperdument, mais sur lequel l’on ne sait qu’énoncer des hypothèses, là où tout se dérobe et se rétracte, fait du coup basculer les tueries, les greffes, les cicatrices, les impasses et les revirements, ce qui se laisse entendre, les simulacres que l’on se doit de rejouer, les choses sues avant qu’elles ne surviennent, avec, en arrière-plan, glissant entre les mailles, l’aveu qui du réel sauverait ce qui nous entame – la mort buissonnière, incorruptible.

Il y a une sorte de perversité non assumée, de mutilation première dans ce qui se tient loin de toute image. Ce qui vaut pour les religions vaut aussi pour l’écriture.

Ceux qui font profession de l’annonce de la mort de la littérature disparaîtront tous avant elle. C’est ce qui nous en console.

Nul besoin d’un décor, de veiller la cible, la brandir tout en la tenant hors d’atteinte, surseoir à l’arrière-pays sans dénouement, en colmater les brèches, en marteler l’inlassable arpentage, pour enfin t’attarder, fatigué de tous voyages, dans la demeure même qui repousse et accueille, forge et défait, ne s’écrivant que pour faire taire le silence qui te fait face, « le visage auquel on parle et qui s’altère avec les mots » (Musil)

Dans « Le mal de Montano », Vila-Matas rappelle fort à propos la phrase de Bismarck contemplant les navires modernes (pour son temps) dans le port de Hambourg: « Ici commencent des temps nouveaux que, moi, je ne peux comprendre. » De ceux qui bousculent les repères comme si c’était une fin en soi. De ceux où prend ses aises l’extrême contemporain dont nous ne nous tiendrons jamais assez loin.

Alors que, profitant du long crépuscule de ce jour-là, tu photographias la façade de la librairie « Shakespeare & compagnie », te revint en mémoire la rencontre essentielle qu’il y a bien d’années tu y fis, de celles dont tu décidas une fois pour toutes qu’elles ne seront que ce qu’elle furent, rien d’autre – du moins jusqu’à aujourd’hui. Car cela changera, puisqu’il le faut, puisque c’est – tu le sais maintenant – ta toute dernière chance…

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cronos

« La tâche qui nous incombe au présent, c’est de déterrer, du passé, les futurs enfouis. »
(Sueli Rolnik)

Les signes, pour les entendre, il faut les écrire: art de la taille qui investit les triches, les chapardages, les tréfonds, crève la croûte des choses, étouffe les brouilles, fait vaciller les choix, rafistole par petits bouts alambics, fumiers, déchets, dédales, résidus, réconforts et menaces, éparpillements qui seuls délivrent du carcan des parcours et des mauvais usages, des cabanes nichées dans la clairière première, des leurres dont on ne sort pas indemne, des redites effaçant les raisons et les preuves sans les soumettre ou en répondre, se défaisant de la parole, dépouillant son terreau des restes broyés là où plus rien ni personne ne l’outrepasse, ni les héritiers, ni les ravages, ni les dépouilles, ni la mise à distance de soi, jamais dupe néanmoins de ce qui nous échappe ou engage…

Rejoindre alors ce que l’on tient, sachant qu’Ariane a autant besoin de Thésée que lui d’elle, que le fil exige le voisinage du labyrinthe, qu’il n’est que temps de débaptiser l’instant qu’on ne sait traduire et qui scelle nos déroutes, s’en remettre aux inventeurs de terres autres, à ces miroirs renversés qui sont et ne sont pas, aux morts intransitives qui font leur lit dans ce qui confond et sépare.

Jeu de marelle se jouant de nos poursuites, les achevant où le lointain nous emporte bouclant la boucle du temps qui nous colle à la peau, frôle les répits nocturnes, les visages absents, les hochets rendant la complicité impraticable…

En faire graver au burin l’inscription ou en éparpiller les cendres, faire face aux trahisons au bord du Tout qui finit par les récupérer, se défaire des jeux présents en nous, des dernières batailles, des tâches incertaines et des écrits perdus, des manques remplissant l’attente que les mots délèguent aux choses comme de la distance nous séparant du masque qui engage nos vérités et inlassablement nous les dérobe…

  (2016/2023)

pen 3

L’écriture qu’il t’arrive de faire tienne, c’est celle perdue dans le baume et l’étonnement, irréductible à qui la défie et limite, puits où tout se perd et s’entremêle, se brouille et se résorbe, la dispersion et l’issue, le partage et la rapine, la forme qui s’ébauche portant sans qu’elle-même le sache le miroitement sans repères, le hasard moquant la règle, la ville muette, l’espace décharné du dire sans hiérarchies ni sommations, sans chahuts ni préséances, sans traques ni vestiges, le regard baissé hors de soi, la visée assurée, cernée par le flou des décors et les défroques du passage. C’est celle qui ne demande pas son chemin, ne s’ébat pas dans la permanence, mais n’avoue pas non plus ce qui en elle continue comme résignation, humiliation, malédiction. C’est celle qui vient buter sur nous, portée par le défricheur qui arpente et disperse, mesure et oriente, affronte à découvert le retard de l’appel, les feintes du funambule, le théâtre des marges, l’attente accroupie, le bivouac dévasté. C’est celle qui sait lâcher prise, resserrer la cadre, briser l’indistinct, étreindre l’embûche, restituer ce qui, encore devant nous, se récuse à l’abolition de l’Autre, mais assume la survie qui se dérobe faisant siens l’horizon vétuste, l’ailleurs qui dessèche, la voix désaffectée, la sentinelle mise à l’écart, le parasite fait d’entames et d’oublis, la mise à distance qui va et vient, rebondit parmi les vertiges du fragment qui te referme et t’abolit comme s’il n’y avait plus rien à écrire, ni la métaphore se dérobant devant sa vérité, ni l’origine nomade dilapidée dans la durée des peines…

(2016/2023)

bêta2

Borges disait quelque part que tout acte, tout événement touchant un humain est secrètement préfixé par lui. Ainsi en va-t-il, à n’en pas douter, de celui qui écrit, lequel toujours procède – qu’il le sache et veuille ou non – de la figure d’Orphée, qu’il s’agisse de son avatar contemporain, mais néanmoins conscient que « lorsqu’on se retourne, il n’y a rien, plus rien: on a tout perdu, à jamais », ou alors de son faux double qui, s’adressant à celle qui, sous d’autres oripeaux, n’en restait pas moins Eurydice, lui dit vouloir « l’enfermer dans un abri antiatomique, l’y laisser, partir sans se retourner » (grand merci à Jakuta Alikavazovic d’avoir admirablement mis en lumière l’abrupte « opposition des contraires » qui fonde toute écriture qui vaille!)
Pour moi, celle-ci ne relève pas d’un métier, ce qu’en tant qu’activité elle produit et donne à voir est tout sauf artefact découlant de recettes, méthodes, procédés et façons de faire transmissibles, reproductibles et susceptibles d’être enseignées. Ni racine aveugle, ni industrieux cortège du Même, l’écriture, mais écart entremêlé de passes et d’erreurs, traque du Minotaure, porte ouvrant soudainement sur le rien, l’informe, l’infime, les promesses que l’on viole, les trajectoires purgées de l’heure qui ronge et corrompt, des lentes trames de l’éveil, irréductible qu’elle est à ce qui n’est pas elle (« fragile, dévastée, mais durable », selon Flannery O’Connor, et comme on la rejoint!). Tenter d’intimement l’approcher, c’est à mon sens tout sauf se pencher sur le pourquoi, le comment et le pourquoi du comment, tant elle n’est que là où on ne l’attend pas, durée neuve au soir des feuillages, heurt qui révèle et accomplit, balafre sur la joue des temps tant ce qu’elle fait l’est bien souvent à son  insu et au nôtre, tant elle s’éprouve tout sauf attribut à soutirer à l’outil pétri et aux fétiches des pages, puisqu’en elle être Un, c’est être séparé, depuis le paysage premier jusqu’au fardeau à déposer à la fin de voyage, dans l’espoir fou, disait Katherine Mansfield, « que quelqu’un vienne, que quelque chose survienne. » – avec pour secret réconfort, la certitude (c’est encore Jakuta qui nous le rappelle) que « tout est à portée de main, et en même temps faux, absolument faux » – fiction donc, mais avec en coulisse, en arrière-plan, le (gai) savoir qui nous dit que, si tout l’est, tout peut donc être réécrit et donc recommencé, que tout est, pour le meilleur comme pour le pire, littérature.

(2016/2023)