Depuis la traditionnelle retraite normande et estivale, quelques livres (d’autres viendront – toujours par 3 ou par 6, chiffres que j’aime – car il y aura, vous vous en doutez, des « Préférences » à venir) lus au cours des derniers mois, que j’ai aimé (« littéralement et dans tous les sens », à savoir qu’ils m’ont intéressé, irrité, fasciné, dérangé, séduit) et que je recommande chaleureusement aux lecteurs de ce blog, qu’il s’agisse de ceux qui en sont venus au travers du « canal historique » ou de ceux qui en parcourent les articles par le truchement de ceux des réseaux sociaux qui les reprennent:
Philippe ANNOCQUE: Vie des hauts plateaux (Louise Bottu)
Pour ceux qu’enchantent les modalités les plus improbables, loufoques, tordues, subtilement cruelles ou enjôleuses nous permettant de traverser (et l’on n’en sort jamais indemne!) les apparences, pour ceux qui prisent l’humour désinvolte allant plus loin que le rire qu’il suscite, les identités décalées, l’usage (sans modération, mais dans le meilleur sens du terme) de la contrainte, le livre de Philippe est une aubaine, et je pèse mes mots, en vous avouant (et c’est toujours le cas pour les fictions qui comptent, du moins en ce qui me concerne) que je n’en avais, en l’occurrence, nullement envie de ce faire…
Nuno Júdice: Un chant dans l’épaisseur du temps / Méditation sur des ruines (Gallimard)
L’infime, l’effacé, la ruine, les disparus (de la parole, de la pensée), le temps ralenti, les chemins sans issue, l’archéologie du dedans, les fantômes tout à la fois obstruant et éclairant le passage qui mène vers ce nulle-part qui sait, comme peu d’autres, nous rendre à nous-mêmes.
« Toi aussi, tu as des armes » – poésie & politique (Bailly, Gleize, Hanna, Jallon, Joseph, Michot, Pagès, Pittolo, Quintane) – La Fabrique
Dieu sait avec quelle appréhension j’ai approché ce livre – tant pouvait être grande la crainte (ceux de ma génération n’auront aucune difficulté à la comprendre!) qu’il s’agisse de resucées, fût-ce sous d’autres oripeaux, de la « littérature pour les masses » ou « militante » (voire même – « horribile dictu » – du « réalisme socialiste », de sinistre mémoire) Je n’y ai, fort heureusement, rien trouvé de tel, mais un ensemble d’une incroyable richesse, éclectique, voire hétérogène, tout autant passionnant qu’irritant, d’interrogations, flottements, ruptures, giclées, renvois, éclaboussures, certitudes et contradictions mêlées et inhérentes aux limites de l’exercice, le tout ayant abouti, au bout de nombreuses relectures, à des enrichissements et inflexions de ma propre façon de voir les choses en la matière – sans en rien la modifier en profondeur. Car ce que je crois, c’est que la poésie ne saurait établir de féconds rapports, non pas avec « la politique », mais avec « le politique » qu’en étant ce qu’elle se doit d’être, à savoir subversion (sans dictée préalable du chemin à emprunter pour ce faire!) de ce qui se donne, pauvrement, pour « réel », torsion de « la langue de la tribu » (plus que jamais appauvrie et dévoyée, d’ailleurs, par les temps qui courent), authentique travail avec et sur le langage. Foin, donc, des considérations (certaines fort pertinentes, mais – du moins pour moi – hors sujet) sur le formalisme, l’idéalisme (car comment séparer « la forme » du perçu, de l’idée, du ressenti, du « rendu » de ce Réel sans illusions sur la fiction qui le porte et qu’il surmonte) et, surtout, le lyrisme, le plus vitupéré, comme d’habitude, mais toujours sans raison tant que l’on n’en aura pas donné une définition qui vaille, car, comme le disait si bien Michon: « si l’on considère le lyrisme comme expression de soi [*], on peut dire que mon oeuvre est lyrique. Cependant, qui échappe à cette deuxième définition, si ce ne sont les pages de l’annuaire téléphonique? »
Marc AUGÉ: L’impossible voyage (Payot)
Pages brillantes (que l’on aurait envie de citer en entier), remarquables comme tant d’autres sorties de la plume de Marc Augé, sur le voyage, à coup sûr impossible aujourd’hui (et donc plus que jamais nécessaire): trompe-l’œil, doubles fonds, frictions, illusions de la rencontre – ses démons et (parfois) vérités.
Norbert ELIAS: Du temps (Fayard)
Peut-on (et comment?) conjuguer identité sociale et subjectivité personnelle? De quelle manière (et y’en a-t-il une qui soit meilleure qu’une autre?) mener l’interrogation sur soi au travers du temps – en concevant celui-ci comme relation et non comme flux? Comment construire la temporalité par nous-mêmes, avec, sur l’avant comme sur l’après, la balafre de l’événement qui rompt, mais inscrit? J’ai bien envie de dire qu’à ces questions, fondamentales s’il en est, peu ont répondu comme Elias a su le faire – peut-être trop en sociologue un brin trop critique par rapport à l’approche philosophique des mêmes phénomènes, seul reproche que respectueusement je me permettrait de lui faire…
Eduardo BERTI: L’inoubliable (Actes Sud)
L’on se souvient de « Tous les Funes » ou de « La vie impossible », rares, subtils, étranges (au sens le meilleur que ce mot sait revêtir), érudits et précieux artefacts dus à celui qui – tout autant que Aira ou Pauls, ou peut-être davantage même – s’éprouve héritier (et bien plus que cela!) de la grande lignée des maîtres du fantastique argentins, les Borges, Cortázar et autres Bioy Casares, pour n’en citer que les plus marquants. C’est surtout à ce dernier que fait penser « L’inoubliable », fiction d’une toute autre veine, à la sèche concision, au ton net et précis, où le « réel », perturbé comme il se doit, est cette fois-ci celui des gens appartenant à des milieux plus modestes, populaires parfois, sans que pour autant le propos de l’auteur s’en trouve altéré, dans la mesure où, comme partout chez lui, ce que l’on narre n’est pas la réalité, mais sa mue en fiction, ou alors devient le récit de la manière dont on l’invente, la perméabilité sans laquelle aucun des deux ne saurait se donner à nous, la trouble collision qui les nie et lie…
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